Essais

Les futurs de l’art

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 3 octobre 2012 - 1038 mots

Si thèses et théories se succèdent pour dessiner une histoire de l’art, ce sont les œuvres elles-mêmes qui sont des machines à voyager dans le temps.

Hanté par l’histoire, la sienne propre et celle du monde, l’art est un espace-temps très particulier, où l’on navigue comme le Docteur Faustroll dans le récit d’Alfred Jarry qui porte son nom. Faustroll, fondateur de la « Pataphysique » et inventeur d’un véhicule, son « crible », conçu selon le rêve d’une machine qui « par les actions gyrostatiques, […] est transparente aux espaces successifs du Temps, [une machine qui] ne dure pas, et conserve sans durée, à l’abri des phénomènes, son contenu ». Les œuvres ont quelque chose de cela, aussi. Sauf que chacune d’elles recrée une théorie nouvelle du temps, comme une petite cuisine ou comme un grand dessein. Mais ceux-ci semblent bien avoir vécu. À l’heure de son cruel et paradoxal retournement, la modernité ne cache plus qu’elle nous a conduit par le bout du nez dans une saoulerie au progrès, bercée par un désir de machines. Les machines vont bien, alors que, bouchonné comme un vieux pantalon trop porté, le temps se complique.

Dans Futur Antérieur, Arnauld Pierre trace une ligne entre quatre artistes français (Vincent Lamouroux, Mathieu Briand, Laurent Grasso, Xavier Veilhan) à partir justement d’une démarche qu’il dénomme « rétrocipation ». Il relève comment notre situation historique, après la modernité, le modernisme et la postmodernité, a inventé « leur crible », leur machine à naviguer dans le temps. Les grands modèles de l’historicité s’usant, inventons, réinventons. Symptôme de cette recherche, l’archéomodernisme, manière d’aller rejouer les rêves de conquête du XXe siècle en les rhabillant du costume d’aujourd’hui, de faire des boucles, des plis, des nœuds. « La réflexivité moderniste n’existe aujourd’hui sous sa forme la plus vivante qu’en intégrant du modernisme de contenu – un modernisme iconographique, aussi bien –, l’histoire de ses idées, de ses images, de ses techniques, de ses objets, de ses projets, de ses fantasmes et de ses illusions » (p.15). « Réinventer » dans un vocabulaire formel d’aujourd’hui la Ford T, comme l’a fait Xavier Veilhan en 1997-1999, relève de cette manière de réinvestir quelque chose de l’élan moderne, dans des « condensations temporelles » singulières, des « projections du passé vers le futur », selon le mot de Laurent Grasso. Quant à la nature de cette réactivation, elle n’est plus non plus de l’ordre de la farce, selon l’idée prêtée à Marx : elle cherche à garder les énergies « avenirisantes », selon un néologisme de l’auteur, dans un contexte d’avenir dévalué, à écrire des scénarios de devenir, face au monde, pas seulement à l’art. Mais avec encore des machines et une nostalgie productrice.

Du machinisme futuriste à la performance actuelle
Il fut un temps aussi où le temps était rond, comme une piste de cirque. La critique et universitaire Corine Pencenat ouvre une autre hypothèse quant au temps, qui se noue dans le moment des avant-gardes et constitue une histoire alternative, un récit parallèle. Son essai intitulé Le Cirque du Monde prend l’espace circulaire de vision qu’offre la piste comme image concrète d’un retournement, « du cube à la sphère ». Avec la vision englobante qu’il offre, le cirque produit une forme de synthèse qui met le public dans un au-delà de la situation théâtrale, frontale et duelle, la simultanéité des points de vue ramenant à une temporalité de l’engagement du corps, des corps : le présent.

Clairement affirmé par son sous-titre proposant dans la figure du cirque une « allégorie de la modernité », le livre suit une histoire moderne qui passe par Oskar Schlemmer et ses marionettes-robots danseurs, et surtout par l’œuvre de Fernand Léger, qui s’empara de l’espace de la piste dans sa recherche de peintre pour la saisie du mouvement. Il trace ainsi le chemin qui va du machinisme futuriste fin de siècle vers la performance, art du présent s’il en est, et du nôtre avant tout. La prégnance du cirque comme thème, mais aussi comme métaphore dans les arts du XXe siècle ouvre cette piste de l’ici et maintenant comme réalité devenue première de la représentation pour son spectateur, sa corporéité, renvoyant le spectacle et le spectateur dans cette relation d’équilibre que le trapéziste incarne. Jusqu’à opposer une force de « l’art en action » qui entend se différencier, par sa densité historique, du présentisme de consumériste de mise dans un certain art contemporain. La thèse construite par croisements historiques et théoriques, cherche substantiellement à qualifier la dimension émotionnelle de l’art. Le parcours entre littérature, art plastique, de la scène et de la piste, cinéma, musique, littérature et philosophie et expérience personnelle ne prendra jamais le tour d’une théorie massive, mais plutôt d’une tentative de qualifier ce refoulé qu’est la sensibilité. Autant de déplacements de l’art et dans l’art : l’histoire en juge de touche reste souveraine, mais se construit dans les champs imprévus, les zones d’ombres, les histoires mineures que traversent souvent les figures majeures. Le redéploiement des positions et propositions des historiens ne manque pas d’occasions dans la confusion du temps présent, surtout en ces lieux où le présent affirme s’écrire.

Corps, machine, sensibilité : un concentré de ces enjeux se joue au travers des catalogues comme ceux, parus à l’occasion de l’édition 2012 de ce festival annuel qu’est Ars Electronica. Ici, le sens de l’histoire est clairement prospectif et ouvert à des pratiques, des formes connectées de fait à nos sensibilités ordinaires sans avoir besoin de s’affirmer art ou autre chose. Sous le titre The Big Picture, le catalogue 2012 réunit une impressionnante quantité de projets construits souvent entre technologie, représentation et questions sociétales.

Un second catalogue, CyberArts 2012, en regroupant les projets primés, ouvre sur des démarches parfois vertigineuses, qui n’ont pas fini, majeures ou mineures, d’alimenter l’intelligence analytique des historiens.

- Arnauld Pierre, Futur antérieur, Paris, 2012, éditions M. 19, coll. 20/27 160 p., 12 €,
- Corine Pencenat, Le cirque du monde, une allégorie de la modernité, 2012, Belval, éditions Circé, 240 p., 21,50 €
- The Big Picture, Catalogue collectif (anglais), Linz/Ostfildern, 2012, co-éd. Ars Eletronica-Hatje Kanz, 424 p., 28 €
- CyberArt 2012, catalogue collectif (en anglais), Linz/Ostfildern, 2012, coéd. Ars Eletronica-Hatje Kanz, 424 p., 28 €

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°376 du 5 octobre 2012, avec le titre suivant : Les futurs de l’art

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