Philologie

Le roman de la figure

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 6 février 2004 - 737 mots

Dans un fascinant essai publié en 1938, Erich Auerbach met en perspective les enjeux de la figure à partir du rapport complexe et fondateur entre l’Ancien et le Nouveau Testament.

Comme nombre de ses collègues que le IIIe Reich interdit d’enseignement, Erich Auerbach prend en 1936 le chemin de l’exil, qui le conduit d’abord à Rome, puis à Istanbul où il obtient la chaire de philologie des langues romanes. C’est là, dans des conditions relativement précaires (qui toutefois ne l’empêcheront pas de déployer une impressionnante érudition), que le savant, après avoir consacré sa thèse à Dante, poursuit ses recherches sur la représentation à l’époque médiévale. Il éprouve le besoin, écrira-t-il plus tard, d’entreprendre cette étude archéologique, qui sera en quelque sorte le prologue et le pivot de ses réflexions ultérieures, lesquelles aboutiront à un ouvrage majeur : Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale.
La notion de figura est, dans ce court et dense article que publient dans une nouvelle traduction les éditions Macula, l’objet d’une double enquête, étymologique et théologique, menée avec clarté et précision par Auerbach. Il explore ainsi les nombreuses et parfois délicates nuances du terme, lequel à l’origine signifie « objet façonné », et appartient à la même famille que fictor (sculpteur) et effigies (image, portrait, statue). Les auteurs latins vont employer figura pour traduire le très riche lexique grec qui approche par des termes distincts tout ce qui relève de la forme, en lui conservant généralement ses connotations « plastiques » premières. À leur tour, les langues modernes font appel à un éventail de mots relativement large pour en préciser le sens, en fonction des locutions dans la composition desquelles il rentre. Forme ou figure, mais aussi posture ou atome, apparence ou fantasmagorie, copie ou figurine : Auerbach en recense beaucoup d’autres chez Varron, Lucrèce et Cicéron. C’est avec la science rhétorique que le terme va trouver un usage traditionnel qui, cependant, ne mettra pas fin au flou et aux controverses. Avant que Tacite, quelques années plus tard, ne déplore précisément la décadence du beau parler, Quintilien entreprend en 90 son Institution oratoire, monument fondateur de la culture occidentale. Il y distingue le style simple du style recherché, autrement dit avec ou sans figures, et s’emploie à classifier ces dernières en métaphores, synecdoques, métonymies, etc. – typologie qui n’a guère connu d’évolution radicale.

L’art, espace de la métamorphose
Mais le « rôle historique » et essentiel qu’Auerbach reconnaît à figura se manifeste dans les premiers écrits chrétiens et en particulier chez Tertullien. Josué, écrit ce dernier, est « la figure des événements à venir », autrement dit la préfiguration de Jésus-Christ ou, comme le philologue allemand l’explicite, le couple qu’il forme avec Jésus est une « prophétie réelle ». C’est par ce continuel jeu de figures, qui sera parfois excessif, voire théologiquement erroné, que la littérature chrétienne rattache la tradition biblique juive à son propre canon. « L’Ancien Testament, écrira saint Augustin, est en effet la Promesse figurée, le Nouveau Testament est la promesse comprise spirituellement. » C’est en vertu de ce principe d’inspiration paulinienne, par lequel la foi prévaut définitivement sur la Loi, que se met en place une « interprétation figurative » qui va s’opposer et tendre à se substituer, au cours des siècles, aux interprétations allégoriques et symboliques. La figure n’est pas brutalement privée de son contexte, elle garde au contraire son historicité, mais surtout, elle est « l’ombre des choses à venir », elle autorise une juste coexistence de la lettre et de l’esprit, du réalisme et de la spiritualité.
Les conséquences d’une telle conception sont capitales, à la fois dans le domaine littéraire et dans l’iconographie médiévale et renaissante. Auerbach examine dans la Divine Comédie le statut des figures de Caton d’Utique, sage laïque auquel Dante attribue le rôle de gardien du Purgatoire, de Virgile, qui est le guide du poète à la fois dans l’histoire et dans la fiction, et de Béatrice, qui est aussi bien un personnage réel que l’incarnation de la Révélation. La conception chrétienne de la figure qui fait écho à la double nature humaine et divine du Christ, et que Dante suit scrupuleusement, efface les antagonismes tranchés et fait de l’art l’espace par excellence de la métamorphose.

Eric Auerbach, Figura. La Loi juive et la Promesse chrétienne, traduit de l’allemand par Diane Meur, postface de Marc de Launay, éditions Macula, collection « Argos », 144 p., 15 euros. ISBN : 2-8658070-8

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°186 du 6 février 2004, avec le titre suivant : Le roman de la figure

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