Anthropologie

Le bestiaire nippon de Charles Fréger

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 22 juin 2016 - 722 mots

Le photographe a sillonné le Japon pour immortaliser les figures associées aux rituels de la culture
japonaise populaire. Des images réunies dans un portfolio suivant le fil des saisons.

Les monstres sont de retour. Après les élégantes Bretonnes (2015), le photographe Charles Fréger, 41 ans, renoue avec un fameux travail, Wilder Mann, consacré aux figures de « l’homme sauvage » dans les traditions masquées européennes, lequel avait amplement contribué à entériner sa réputation d’« expert ès communautés humaines ». Dans la même veine, il foule, cette fois, d’une extrémité à l’autre l’archipel du pays du Soleil-Levant, afin d’en livrer un nouvel et étonnant inventaire : celui des masques, costumes et autres bestiaires célébrant les rites populaires et saisonniers de fertilité et d’abondance. Titre de cette nouvelle recherche : Yokainoshima, mot construit à partir des vocables japonais yôkaï, qui signifie peu ou prou monstre, et shima (« île »), soit  « L’Île aux monstres ». La présentation inaugurale de ce travail a eu lieu entre février et mai, dans le Forum de la Fondation Hermès, à Tokyo, à travers une scénographie amusante conçue par le jeune architecte nippon Jumpei Matsushima. Le visiteur était ainsi appelé à déambuler, sinon à gravir un parcours déployé comme un paysage accidenté pour découvrir les photographies au fur et à mesure, tel un randonneur admirant un nouveau panorama à chaque lacet de sentier.

L’ouvrage qu’en a tiré Charles Fréger reprend intégralement ces images, à travers un portfolio de quelque 200 pages se déroulant sous la forme d’une chronologie qui reprend le fil des saisons. Que ce soit dans la neige ou sous un ciel émeraude, le photographe organise ses poses et met en scène ses personnages avec toujours autant de méticulosité, dans des environnements naturels – forêts, plages ou rizières – soigneusement choisis. La série permet de percevoir la diversité et les différences. Petits ou grands, les masques sont rigolos (Kojishi, Ôhira, préfecture de Kagoshima) et effrayants (Namahage, péninsule d’Oga, préfecture d’Akita). Représentant des divinités ou des démons, les costumes, élaborés et éclectiques, sourdent d’une merveilleuse étrangeté. Ainsi en est-il du Sakaki-Oni (Tsuki, préfecture d’Aïchi), personnage muni d’une hache géante et habillé d’un déguisement au rouge éclatant, qui foule le sol pour, paraît-il, éveiller les esprits.

Le Mizukaburi (Yonekawa, préfecture de Miyagi), lui, se dissimule quasi entièrement sous une énorme coiffe conique faite de cordes de paille et évoquant des flammes, histoire de satisfaire à un rituel de protection contre l’incendie.

Les animaux sont légion, comme ces lions, les Ufu-Shishi de l’île d’Okinawa, dont les poils, grossiers, sont fabriqués en fibre de bananier, ou, dans un registre plus gracieux, ces hérons, les Sagi de Yamaguchi, déployant délicatement leur roue d’un blanc laiteux. Le dispositif peut parfois être monumental. En témoigne le Ôdaïko-no-Hanakaraï, un accoutrement réalisé pour la fête de la danse de Kuromaru, le 28 novembre, à Ômura (préfecture de Nagazaki). Il consiste en un arrangement de fleurs que l’on fixe sur le dos, constitué de 81 tiges de bambous de trois mètres de long pour une envergure totale de cinq mètres de diamètre. Le 14 août, au temple Hisadomi, à Chikugo, dans la préfecture de Fukuoka, les enfants se métamorphosent en Kuro-Oni, se couvrant le corps de suie bien noire et se parant d’une jupe de paille et, sur le front, de cordes torsadées en forme de cornes. Le procédé est à la fois simple et bouleversant.

Dans cette île des monstres, comme l’écrit Ryoko Sekiguchi, auteure et traductrice, « se côtoient les êtres humains, ainsi que d’autres êtres désignés par des appellations diverses, mais aussi des dieux et des fantômes (…). Non contents de cohabiter dans un même espace, les êtres humains communiquent et échangent avec ces autres mondes, sources d’inspiration, d’influence et d’effroi. Les photographies de Charles Fréger documentent les fruits de ces échanges. » Son texte intitulé Dans l’île des Yôkaï est l’un des trois commentaires passionnants qui agrémente l’ouvrage. Subtilement illustré par le duo de graphistes Golden Cosmos, un précieux et dernier chapitre baptisé « Présentation des personnages et des groupes » explique en détail les différentes figures de ces rituels enchanteurs.

Les photographies du projet Yokainoshima seront exposées, du 4 juillet au 28 août, à l’église des Trinitaires, à Arles, lors des Rencontres de la photographie 2016.

Charles Fréger, Yokainoshima

éditions Actes Sud, 256 p., 151 photographies en couleur, avril 2016, 34 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°460 du 24 juin 2016, avec le titre suivant : Le bestiaire nippon de Charles Fréger

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