L’art et les chrétiens pour la mort

Trois ouvrages récents analysent les rapports entre l’art contemporain et la religion

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 27 juin 2003 - 1511 mots

Ce n’est sans doute pas simple coïncidence si paraissent simultanément plusieurs ouvrages consacrés aux rapports supposés entre l’art contemporain et la religion chrétienne, tandis que sont présentées ou se préparent des expositions sur le même thème. Ce qui serait passé pour une incongruité il y a peu serait-il déjà en train de devenir un lieu commun ?

Corps-fétiches mutilés et humiliés, défigurations esthétiques, cadavres plus ou moins apprêtés, théâtraux, organes en vrac, pseudo-sacrifices écarlates, os et carcasses sanguinolentes en tout genre, viandes de bœuf, de cheval et d’homme, armées de morts vivants mis en scène au quotidien… Depuis quelques années, de nombreux artistes contemporains se sont mis à produire en masse des images de mort, tantôt avec un cynisme de circonstance, tantôt avec une fausse compassion larmoyante, toujours avec un sens émoussé de la provocation et une certaine propension au kitsch. Nous n’avions jamais vu ça en un siècle de “refoulement moderniste” ? Nous n’allions plus voir que ça, désormais mondialement unis dans la même nausée, voyeurs indigents de nos propres névroses, spectateurs et consommateurs effarés de notre fin prochaine. Coupé de son histoire, précipitamment engagé dans une rivalité avec le spectacle journalistique, un large pan de l’art contemporain s’est soumis sans rechigner à la loi du nihilisme et a fait sien un régime d’expression littérale. Nous n’avons pas ici affaire à des représentations de la mort mais à la mort elle-même, qui triomphe sans partage ni perspective de salut. L’ironie en moins, certains artistes semblent paraphraser L’Innommable de Beckett : “Je me suis lourdement trompé en supposant que la mort en elle-même constituait un indice, ou même une forte présomption, en faveur d’une vie préalable.”
La vocation pastorale que l’artiste a récemment endossée, justement analysée par Tristan Trémeau (1), trouve dans la culture de mort un vecteur de choix : elle est l’ultime lien social quand les systèmes de croyance de l’Ancien Monde ont perdu de leur attrait, promesse d’une communauté infaillible et protectrice dans un indiscutable néant. “La religion du Onze Septembre”, pour reprendre l’expression de Philippe Sollers, recrute désormais moins de martyrs que de prêtres ordinaires et conformistes, pour lesquels la surenchère tient souvent lieu de méthode. Il ne s’agit plus de voir et de sentir, mais de subir et d’acquiescer à ce que des auteurs mal éclairés nomment significativement le “scandale de la mort”. Garantie par des procédures de reconnaissance d’inspiration stalinienne, cette religion, qui se voit opposer de rares démentis, est si prospère qu’il semble a priori surprenant qu’elle ait besoin du soutien de l’autre, l’antique, la chrétienne. L’empire de la mort aurait-il des faiblesses ou chercherait-il à s’étendre encore, fût-ce au prix de profondes malversations théologiques et d’une corruption de l’histoire ?

Des ponts entre l’avant-garde et l’Église
“Warum !” (pourquoi) s’interroge le conseil œcuménique allemand, qui organise au Martin-Gropius-Bau de Berlin une grande exposition sous-titrée “Images de l’homme ici-bas et au-delà”. Pourquoi, s’interrogera à sa suite le Centre Pompidou, à Paris, qui dédiera ses galeries au même thème, précédé de peu par une exposition organisée par Catherine Grenier, conservateur au Musée national d’art moderne, qui se demande : “L’art contemporain est-il chrétien ?”. Mais pourquoi, reprennent en chorus Gilbert Brownstone et Mgr Rouet, qui tentent de jeter des ponts entre “l’avant-garde (sic)” et une Église qui ne sait plus à quel reality show se vouer. Pour justifier leur entreprise improbable, les deux livres, qui convoquent parfois les mêmes artistes (Damien Hirst, Andres Serrano, Maurizio Cattelan…), déploient des arguments souvent étranges et quelques contre-vérités inquiétantes sous la plume de spécialistes. Et d’abord, puisque rien ne saurait être convaincant sans être nouveau, les auteurs tentent de faire passer cette thématique pour inédite depuis au moins un siècle. Oubliés ou ignorés les fondements religieux de l’abstraction, de Kandinsky à Barnett Newman, évacuées les constantes préoccupations spirituelles de Warhol ou de Beuys, ceci au profit d’une “mise en phase de l’art avec la vie” paresseuse et passe-partout. Sans doute les œuvres de ces derniers n’étaient-elles pas assez “travaillées par le réel”, ni assez explicites pour que l’on puisse en soupçonner la vraie nature.

Littéralité garante de vérité
Le programme exotérique en vigueur aujourd’hui, intitulé “ressourcement”, veut que l’on dise tout et que l’on montre tout, sans tarder. Il est bien naturel que les nouveaux prosélytes fusionnels privilégient dans leurs exposés une approche iconographique et, dans leur entrain, mettent sur le même plan les citations superficielles, les blasphèmes et les simples coïncidences. Les pietà, les crucifixions, les ecce homo, les gestes de prière sont légion : genoux, croix, station verticale, mains ouvertes. Que les photographies et vidéos qui déclinent ces motifs empruntent à l’occasion une esthétique saint-sulpicienne n’est pas, comme on pourrait le croire, l’indice d’une dérision païenne ou d’un esprit adolescent, mais au contraire l’expression d’une quête du sacré dans l’univers quotidien. Et même si un œil exercé pouvait relever une intention sacrilège dans le pape foudroyé de Cattelan ou le “Re-mademoiselle Jésus” de Jean-Luc Verna, elle n’a heureusement “que des effets extrêmement atténués sur un public qui n’est plus porté à défendre les valeurs chrétiennes”. Mieux vaut, explique en substance Catherine Grenier, une pietà avec un ours en peluche que pas de pietà du tout.
Revenant vite à la hantise de la mort dès que les arguments “positifs” trouvent leurs limites, le même auteur feint d’admettre comme une objection majeure le littéralisme employé pour exprimer les passions morbides. Mais c’est pour mieux démontrer avec aplomb que “cette littéralité qui laisse se déchaîner les effets de l’art, y compris sur le registre dramatique, qui institue une position sans distance de part et d’autre de l’œuvre, l’artiste et le spectateur étant également tributaires de l’immédiateté de l’image, est pourtant aujourd’hui ce qui donne leur force d’impact à la plupart des œuvres proposées”. Le plaidoyer de Mgr Rouet en faveur du “réel du réel” est plus lyrique, encore plus progressiste, et si possible plus renversant : “le voyeurisme quête l’autre côté des choses”, assure-t-il sans ciller. Exemple : “Placer un corps sous cellophane comme un produit de supermarché souligne la peau à arracher. Le réel apparaît dans l’écorché.” Faire de la mort une dépendance toxique et du vice une vertu, voilà la finalité éternelle de la dénégation qui conduit en l’occurrence à conclure que la littéralité “est le garant d’une vérité de la représentation”. Voyez aussi, tant que vous y êtes, comment, dans cet art dont on vous répète qu’il est taraudé par la rédemption, “la pulsion de vie (sic) est constamment réaffirmée” sous les espèces tout aussi littérales des figures de l’amour : bouches cousues, bras, larmes à l’œil.

“Chair souveraine”
Qu’un conservateur d’État dont la mission est de coller à l’actualité ait peu lu le Nouveau Testament et soit mal à l’aise avec la transcendance et l’Au-delà, chacun peut le comprendre et pardonner. De même qu’on pardonnera au psychanalyste Jean-Michel Ribettes son emphase désuète et ses imprécations répétitives en faveur d’Yves le monochrome, devenu un “Yves le catholique intégriste”. Il est en revanche singulier que des évêques, qui dans leur douteux souci pédagogique font commencer l’Évangile de saint Jean au verset 14 (“Le Verbe s’est fait chair”), prêtent un secours si déterminé à l’exaltation de la chair pour la mort et à la célébration univoque de toute la misère du monde. “Êtes-vous si insensés ? Avoir commencé par l’Esprit et maintenant finir par la chair ?”, écrivait Paul aux Galates. Sous les mains des évêques en 2003, la condition charnelle de l’homme devient un absolu, au mieux un objet de ressentiment. “Au principe était la parole, la parole était chez Dieu et la parole était Dieu”, écrivait Jean en I, 1. “La chair est le lieu où Dieu s’écrit en lettres d’absence”, répond l’évêque de Poitiers. Paul, s’adressant aux Romains : “La chair tend à la mort et l’esprit tend à la vie et à la paix” ; “Chair contradictoire, criblée de coups et souveraine”, selon la commission Arts-Cultures-Foi. On cherchera en vain dans ces pages une lumière quelconque inspirée par la résurrection de Jésus-Christ au troisième jour, qui était, avant que les évêques ne soient visités par les cadavres étiquetés d’Andres Serrano, le socle du dogme chrétien. “Charnel l’esprit esclave de la chair”, écrivait saint Augustin. Charnel et aussi obscurantiste que les forces qu’il prétend conjurer, tel est l’esprit postmoderne de l’Église de France. Paul, toujours aussi excentrique, toujours scandaleux, aux Galates : “Quoi que l’homme sème il le moissonnera ; car celui qui sème dans sa chair moissonnera, de la chair, la destruction ; et celui qui sème dans l’Esprit moissonnera, de l’Esprit, la vie éternelle.”

(1) Actes du colloque “L’art contemporain et son exposition”, organisé au Centre Pompidou à Paris en octobre 2002 ; ouvrage à paraître aux éditions de l’Harmattan.

- Catherine Grenier, L’Art contemporain est-il chrétien ?, éditions Jacqueline Chambon, 2003, 136 pages, 21 euros. ISBN 2-87711-255-1 - Gilbert Brownstone, Mgr Albert Rouet, L’Église et l’art d’avant-garde. De la provocation au dialogue – La Chair et Dieu, Albin Michel, 2002, 158 pages, 19 euros. ISBN 2-226-13552-9 - Jean-Michel Ribettes, Yves Klein contre C. G. Jung, éditions La Lettre Volée, 2003, 240 pages, 18 euros. ISBN 2-87317-196-0

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°174 du 27 juin 2003, avec le titre suivant : L’art et les chrétiens pour la mort

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