Chronique

L’art et la demande

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 18 octobre 2007 - 809 mots

Trois ouvrages se penchent sur le rapport du public à l’œuvre.

L’affirmation ne peut laisser indifférent : il faudra donc que la puissance culturelle publique inverse la vapeur, privilégiant la demande sur l’offre. C’est le sens de la lettre de mission de la ministre de la Culture, déjà abondamment commentée. La question ouverte ainsi mérite pourtant plus qu’une réaction de principe, bien timide devant l’impératif politique, qui commande à cette orientation. Que l’on frémisse devant l’usage du vocabulaire marchand (l’offre et la demande), que l’on y retrouve une option populiste et/ou démagogique, que l’on y lise une notoire ignorance des productions culturelles ne suffira pas : il faut en revenir sans lassitude à la nature de l’expérience esthétique elle-même, à ses transformations historiques, mais aussi aux contextes qui la déterminent comme fait de culture. Toutes réflexions, théoriques et critiques, qui n’ont pas attendu la dernière présidentielle française.Réfléchissant sur un temps long de l’Histoire, Hans Robert Jauss a depuis les années 1970, en formulant l’idée d’une « esthétique de la réception », permit d’élargir la conception de nos réactions aux œuvres ­– littéraires et autres – au présent de celles-ci, de théoriser l’évidence que l’œuvre d’art signifie du temps de celui qui la regarde. Sa Petite apologie de l’expérience esthétique, récemment rééditée, vient rappeler que celle-ci est toujours, en effet, sous le coup de son temps. Et qu’il y a bien de la demande dans ce qu’engage lecteur ou regardeur, sous la forme, par exemple, de ce que Jauss dénomme « l’horizon d’attente ». Mais c’est, en revanche, une opération de déplacement ravageuse quand, rapporté au destin culturel des œuvres d’art, à leur inscription dans les industries culturelles, la dimension individuelle de la demande se trouve réduite en comportement collectif de consommateur. La difficulté de la démocratie tient sans doute à accorder sa part à l’individu comme singularité autant que comme élément du groupe. En termes d’esthétique philosophique, Jauss cerne pourtant bien comment, en intégrant les « phénomènes d’identification », l’expérience esthétique a aussi une fonction communicative, au travers d’« effets créateurs de normes », le propre d’une production sociale. Reconnaître et nourrir une telle fonction communicative à l’échelle de l’expérience individuelle (ou d’individuation) constitue une bien autre proposition que celle qui consiste à normer la production artistique par un impératif politique.

Attitude politico-esthétique
C’est au croisement de l’esthétique théorique et d’une attitude d’anthropologue et presque de sociologue que se tient le philosophe Christian Ruby, avec son travail sur les relations entre l’art d’aujourd’hui et son époque. Son Devenir contemporain ? interroge nos cultures du contemporain, relevant combien l’appartenance à son temps se cultive, se construit, s’entretient. L’autre titre, L’âge du public et du spectateur, publié récemment, tente de cerner sinon d’élucider l’endroit où l’attitude esthétique (de l’amateur éclairé au grand public) rencontre le politique et l’organisation de la société. Que fait la démocratie à l’expérience esthétique ? La question de la « demande culturelle » prend là une tout autre consistance, on l’aura compris, et des plus éclairantes. En faisant le constat d’un glissement entre une époque « du spectateur et du public » et celle que nous touchons d’un « âge des gens », Ruby pointe comment en changeant nos habitus culturels, nos pratiques des arts, qui sont nécessairement historiques, c’est tout ensemble, et l’art et la société, qui se transforment, dans un vis-à-vis dont les vieilles conceptions par exemple de l’art comme miroir de la société ne rendent plus justement compte. Construction historique où le politique joue un rôle évident (telle l’« ordonnance de 1672 signée par Louis XIV portant sur le théâtre et la musique »), la culture, et en particulier au travers de sa transformation actée au cours du XXe siècle en industries culturelles, doit être réfléchie selon une « double perspective liée », qui voit « l’invention d’un double couple : État/public et œuvre/spectateur ». Les trois cents pages de Ruby, même quand on ne le suit pas, sont un morceau essentiel de la saisie de notre temps culturel. Saisie qui se nourrira aussi d’un autre regard, celui que le critique, essayiste, commissaire, directeur d’école Daniel Birnbaum développe dans son Chronologie. Il fait le chemin complémentaire de ceux décrits ici en montrant comment nombre d’œuvres contemporaines intègrent la transformation du rapport au public. En analysant minutieusement les passages entre historicité de la perception esthétique et temporalité des œuvres, Birnbaum cheville à son tour la question de la demande comme une conscience aiguë et substantielle de l’art contemporain, irréductible, ou du moins résistante, au devenir marchandise.

- Hans Robert Jauss, Petite apologie de l’expérience esthétique, éditions Allia, 2007, 80 p., 6,10 euros, ISBN 978-2-84485-238-0. - Christian Ruby, L’âge du public et du spectateur — essais sur les dispositions esthétiques et politiques du public moderne, éditions La Lettre volée, 2007, 302 p., 21,50 euros, ISBN 978-2-87317-300-5. - Christian Ruby, Devenir contemporain ? la couleur du temps au prisme de l’art, éd. du Félin, 2007, 190 p., 18,90 euros, ISBN 2-86645-642-4. - Daniel Birnbaum, Chronologie, coéditions Les Presses du réel/JRP Ringier, 2007, 128 p., 11 euros, ISBN 978-2-84066-165-8.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°266 du 5 octobre 2007, avec le titre suivant : L’art et la demande

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