Chronique

L’art d’inventer les livres

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 7 septembre 2010 - 837 mots

Certes, les livres sont faits pour être lus. Mais, par leur autonomie et leur facilité de production,
ils appartiennent aussi bien à la sphère du réel qu’à celle du possible.

Des livres, l’usage on le sait bien est de considérer qu’ils sont faits pour être lus. Mais rien n’est si sûr, finalement. La thèse de l’essayiste Pierre Bayard, dans son Comment parler des livres que l’on a pas lus ?, n’a rien d’un manuel de désinvolture, mais au contraire construit de manière plutôt savante et très littéraire une culture de la lecture fertile au travers d’un rapport au livre qui dépasse la consommation appliquée pour y ajouter la liberté d’appropriation, de recréation, pour rendre sensible « aux arts de l’invention, c’est-à-dire à l’invention de soi » (p. 162). Ce sont des régimes de lecture et d’invention ou de réinvention de cette espèce que partagent les artistes réunis par Christophe Gallois, commissaire de l’exposition « The Space of Words », qui s’est tenue au printemps 2009 au Musée d’art moderne grand-duc Jean à Luxembourg : le mot y est pris dans sa double qualité, matérielle et signifiante, par onze artistes dont Ed Ruscha, Raymond Hains, Marcel Broodthaers et Tris Vonna-Michell. Son catalogue, qui paraît maintenant, est remarquable par l’image, avec des photographies d’exposition d’Aurélien Mole qui rend aux œuvres leur physicalité et leur lisibilité, mais aussi par les entretiens et les textes du commissaire et du critique Jean-Philippe Antoine.

Entre installation, performance, écriture et image, il s’agit certes de lecture, sur le mode que rappelle en exergue Roland Barthes quand il interroge : « Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt mais au contraire par afflux d’idée, d’excitations, d’associations ? Ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ? » Relectures, récits, procédés d’écriture singuliers, matérialisation font se rejoindre la lettre et les Lettres sur le versant le plus imaginaire de l’art conceptuel. La lecture comme expérience du monde, du corps et de l’esprit est d’ailleurs l’objet de plusieurs pièces, repassée par l’imaginaire du cinéma dans L’Adaptation manifeste (2008) d’Aurélien Froment. Le catalogue ici est plus qu’un archivage, mais de ces livres qu’on lit, justement, « en levant la tête ». Leszek Brogowski s’est fait une spécialité de l’usage, des usages du livre et de l’imprimé par les artistes. Universitaire à Rennes-II, il est, depuis une dizaine d’années, responsable d’un laboratoire de recherche consacré aux publications d’artistes, support des éditions Incertain Sens (www.sites.univ-rennes2.fr/arts-pratiques-poetiques/incertain-sens), d’un cabinet du livre au sein du campus, et bien sûr d’un programme d’enseignement spécialisé, tout cela mené avec une équipe d’artistes et d’enseignants, comme Bruno Di Rosa ou Christophe Viart. Il tire aujourd’hui des fruits de ces recherches dans Éditer l’art, le livre d’artiste et l’histoire du livre. Tout en rendant compte de l’hétérogénéité constitutive du « livre d’artiste », sans en faire une catégorie étroitement balisée, Brogowski s’engage, avec une exigence universitaire, à l’analyse d’un pan de production artistique singulier, qui demande un effort théorique (au-delà des démarches sociologiques ou esthétiques d’aujourd’hui) tant il prend à contre-pied le régime de l’art dominant.

L’auteur reconnaît un « pouvoir théorique » au livre d’artiste, « […] pouvoir sur la théorie donc, car il piège la théorie esthétique et la conception politique qui la sous-tend, en pointant les insuffisances et en indiquant les voies d’un renouvellement possible » (p. 13), rien moins. Par son autonomie et sa (relative) facilité de production, il appartient aussi bien à la sphère du « réel » qu’à celle, bien supérieure, du « possible ». En rebattant les cartes entre les rôles de la conception, de la réalisation et de l’usage, le livre d’artiste tel que le conçoit l’auteur, parfois de manière un peu héroïque, est un lieu stratégique aujourd’hui, mais aussi inscrit dans le temps long de l’histoire du livre et de l’histoire de l’art.  

L’expérience de la pratique
Loin du livre pour bibliophile, dans une veine qui coule depuis les années 1960 avec simultanément Ruscha, Spoerri, Roth, Ben, le parcours historique et artistique, qui constitue l’essentiel des quelque 300 pages du volume, est porté par les expériences de l’auteur de la pratique du livre d’artiste et de ses spécificités, au travers du catalogue d’Incertain Sens et des artistes qui y ont été associés, et par une attention aussi technique, critique que savante.
Savantes aussi, dans une perspective historienne différente, les dix-neuf contributions issues d’un colloque tenu à Paris en 2006 et réunies dans À l’origine du livre d’art : si l’histoire de l’estampe entre le XVIe et le XVIIIe rejoint celle du livre, cette fois du livre d’art, il demeure qu’elle nourrit aussi l’espace mental de la lecture, que partagent mot et image.

- Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Les Éditions de Minuit, collection « Paradoxe », 2007, réimpression 2010, 176 p., 15 euros, ISBN 978-2-7073-1982-1
- Sous la direction de Christophe Gallois, The Space of Words, Mudam édition, Luxembourg, 2010, 336 p., 30 euros, ISBN 978-2-9199-2329-8

- Leszek Brogowski, Éditer l’art, le livre d’artiste et l’histoire du livre, éditions de la Transparence, Chatou, collection « Essais d’esthétique », 2010, 352 p., 24 euros, ISBN 978-2-3505-1044-6
- Collectif, À l’origine du livre d’art, les recueils d’estampes comme entreprise éditoriale en Europe (XVIe-XVIIIe siècle), Silvana editoriale, Milan, 2010, 224 p., 22 euros, ISBN 978-8-8366-1515-5

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°330 du 10 septembre 2010, avec le titre suivant : L’art d’inventer les livres

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