Livre

La part intellectuelle de Gauguin

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 26 avril 2020 - 749 mots

S’appuyant sur les recherches anglo-saxonnes, Christian Jamet analyse le cheminement spirituel de l’artiste, à la lumière de ses écrits et de ses œuvres.

Christian Jamet © DR
Christian Jamet
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Notre vision de Paul Gauguin (1848-1903) est tributaire de grands auteurs français que des générations ont lus avec un respect presque religieux. Parmi eux, dans le chapitre IX de son Gauguin (1968), qui reste une référence, Françoise Cachin décelait, dans D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (1897-1898), « tout son répertoire de formes, mais aussi tout ce qu’on pourrait appeler son folklore idéologique ». Déjà, Félix Fénéon, ne croyant pas à la profondeur de sa pensée, voyait en lui « la proie des littérateurs » : il leur aurait emprunté leurs idées sans les comprendre. Il revient aux historiens de l’art anglo-saxons contemporains d’avoir entrepris l’analyse de l’œuvre du peintre sous l’angle spirituel. Ils ont démontré qu’il a, toute sa vie, été avide de littérature religieuse ou philosophique, élaborant peu à peu ses propres dogmes. Il les traduisait non seulement en peintre mais aussi en écrivain, que ce soit dans ses lettres ou dans les ouvrages qu’il rédigeait.

Christian Jamet, Gauguin. Les chemins de la spiritualité, Cohen & Cohen éditeurs, 2020, 353 pages, 95 €
Christian Jamet, Gauguin. Les chemins de la spiritualité, Cohen & Cohen éditeurs, 2020, 353 pages, 95 €
© Cohen & Cohen éditeurs

C’est ce cheminement que le livre de Christian Jamet présente aux lecteurs français. Il est magnifiquement illustré d’œuvres de Gauguin, bien sûr, et pas seulement les plus connues : nombre d’admirateurs du peintre découvriront, par exemple Crucifixion / Matthieu 5-8 (vers 1890), un bois sculpté conservé au Vatican. On y trouve aussi, sans excès et à bon escient, les artistes qui l’ont inspiré – Dürer, Rembrandt, Redon – et ceux qu’il inspira. Mais ce beau livre est surtout une somme dont témoigne l’abondante bibliographie répartie dans les notes.

Suivant le fil biographique, Christian Jamet s’intéresse d’abord à l’enfance. Ici, ce n’est pas l’aïeule Flora Tristan qui a le premier rôle, mais monseigneur Félix Dupanloup, évêque d’Orléans. Gauguin a été scolarisé de la rentrée 1859 à 1862 au petit séminaire de La Chapelle-Saint-Mesmin dont l’évêque supervisait l’enseignement. L’auteur détaille longuement celui-ci, montrant comment il a influencé l’artiste qui (ses notes le prouvent) était bon élève. C’est là qu’il a construit la figure de l’ange gardien qui le suivra toute sa vie, ainsi que la notion d’innocence primitive qu’il rechercha de la Bretagne aux Marquises. Il faut noter en outre que l’enseignement de l’évêque faisait de ses pupilles des êtres s’adonnant à la réflexion et la méditation, ce qui n’était pas le cas dans toutes les écoles religieuses de l’époque.

Lectures et conversations érudites

On a souvent fait de Gauguin une figure écrasante s’appropriant les influences qu’il a pu subir sans leur reconnaître l’importance qu’elles ont eue. Or Gauguin a écrit ce qu’il pensait de La Vie de Jésus d’Ernest Renan (1863) et tout montre qu’il l’a lu avec attention. Il s’est aussi imprégné des philosophies et spiritualités qui foisonnaient dans le dernier quart du XIXe siècle. Il a discuté de Hegel et médité sur son Esthétique, lu Éliphas Lévi, adhérant à son concept d’androgynie primitive, et s’est passionné pour la théosophie d’Emanuel Swedenborg, comme ses amis artistes Ranson et Sérusier. Sur un autre point, Christian Jamet nous invite encore à changer de point de vue. Les biographes, essentiellement attentifs à l’évolution purement picturale de l’artiste, mentionnent Meijer de Haan comme un peintre secondaire, compagnon providentiellement riche de Gauguin au Pouldu. Il serait, en somme, le comparse qui payait l’hôtel et servait de modèle à l’occasion. En réalité, dans les années 1889-1890, le peintre a beaucoup appris de cet érudit « lecteur de Carlyle, de Milton, de Spinoza, d’Uriel da Costa », note l’auteur qui fait de lui « le diable porteur de lumière ». De leurs discussions, de l’analyse par Gauguin des différentes cosmogonies, religions et philosophies, naîtra toute la suite de son art que l’on voit s’infléchir en Bretagne vers l’interprétation du christianisme, puis à Tahiti et aux Marquises, à la recherche d’une religion primordiale partagée à l’origine par tous les humains.

L’épisode, raconté par le peintre dans Noa Noa (version de 1893), hâtivement interprété (et dans un premier temps par Gauguin lui-même) comme la manifestation d’une homosexualité latente, prend tout son sens lorsque Christian Jamet l’étudie. L’artiste a, en réalité, vécu (sublimé ?) cette très brève attirance pour un jeune homme comme la preuve de l’androgynie primitive de l’être humain. De même, l’analyse détaillée de D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? met l’œuvre en relation avec le travail littéraire sur la religion catholique et une tentative de suicide aux motivations plus ontologiques que circonstancielles. Une invitation à (re)lire les écrits de l’artiste et à le considérer d’un œil neuf.

Christian Jamet, Gauguin. Les chemins de la spiritualité,
Cohen & Cohen éditeurs, 2020, 353 pages, 95 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°544 du 24 avril 2020, avec le titre suivant : La part intellectuelle de Gauguin

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