Action politique

La part de l’art

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 9 décembre 2015 - 884 mots

Dans « Impliquons-nous », la voix de Pistoletto résonne avec celle de Morin tandis qu’un ouvrage revient sur l’expérience politique de l’art.

Devant l’état du monde, les tensions et les tragédies que théâtralisent et mettent en images et en signes sphère médiatique et monde politique, que reste-t-il aux artistes et aux milieux culturels ? Les perspectives politiques portées par nos institutions répondent aux urgences, légitimes ou opportunistes, ne laissant que peu de place au temps de la création, à l’expression du monde de la culture par les moyens de la culture. Ce n’est pas dire que la culture est muette, car elle est au centre de nos devenirs, même et surtout quand elle se voit prise à partie, par le populisme d’extrême droite, la violence fanatique, ou lorsqu’elle est reléguée au second plan, voire abandonnée au profit d’images exclusivement guerrières.

Car ce sont nos imaginaires qui travaillent le monde, ou qui devraient le faire. Or la production d’imaginaire, si elle appartient à tous, est formulée par la culture de manière plus large, parce qu’elle sait prendre en compte – c’est sa force et sa faiblesse – la complexité. Interroger les moyens de l’art et de la culture est plus que jamais une nécessité, entretenue par des voix comme celles qui s’entrecroisent dans le dialogue que propose ce petit livre ambitieux publié par Actes Sud. Celles du sociologue et philosophe Edgar Morin et de l’artiste Michelangelo Pistoletto, réunies sous un titre programme : Impliquons-nous.

La souveraineté tranquille de leur âge (Morin a 94 ans, Pistoletto 84) leur fait tracer les contours du rôle de la culture et de l’art au sein de la complexité du monde sous un titre transformé en mot d’ordre. La bibliographie d’Edgar Morin, composée de quelque quatre-vingts ouvrages et d’innombrables articles, asseoit une parole réfléchie quant aux méthodes de l’agir intellectuel et scientifique. Son épistémologie de la complexité lui permet d’embrasser la culture dans une vision large de l’état des sociétés humaines. De l’épistémologie scientifique à l’éducation, au travers de sa bataille contre l’inconscience écologique, la parole et la réflexion de Morin est englobante mais non totalisante. À preuve son attention portée aux propositions micropolitiques et aux pratiques sociales comme agricoles (« d’innovations fécondes ») qui visent, contre l’imprégnation suffocante de la logique marchande en tout domaine de l’activité humaine, au « bien-vivre » – à rebours du bien-être et du « bien-avoir ».

Intégrer les figures du conflit et de la différence
Au gré des échanges, qui font apparaître une connivence de vue entre les deux démarches, réflexions et propositions convergent quant à un changement d’échelle de l’action, et une exigence dans le rapport à l’autre qui intègre les figures du conflit et de la différence. Sur l’horizon d’un humanisme non naïf, qui intègre les contradictions de l’intersubjectivité, Morin et Pistoletto n’ont pas besoin de dénier un idéalisme avéré pour se rencontrer, quand bien même la dénomination, messianique, de « Troisième Paradis » chez Pistoletto, demeure étrangère à Morin, dès le début de leur conversation (p. 23-24). Si les valeurs de référence de l’un et de l’autre sont classiques, égalitaires et pluralistes, l’universalisme de la rationalité moderne n’est pas désavoué mais sévèrement critiqué. La nécessaire hauteur de vue dont ils se font forts paraît salutaire, quand Edgar Morin affirme qu’« aujourd’hui, tout est à repenser. Notre époque devrait être – comme fut la Renaissance, et plus encore – l’occasion d’une reproblématisation générale [p. 56] ». Ou quand Pistoletto avance l’idée de « démopraxie » comme relève possible de la notion historique de « démocratie » (p. 52-53). Et qu’il diffuse comme une figure emblématique ce symbole en forme d’infini (∞) à trois boucles au travers de sa production d’artiste, qui inscrit de manière iconique le lien « toi-nous-moi » selon sa notion de « trinamique » (p. 40).

Changer le monde par l’art

Lié à l’Arte povera dans les années 1960, le travail de Pistoletto a trouvé une forme majeure dans sa « Cittadellarte – Fondazione Pistoletto » (1), fondée dans le Piémont italien en 1998, en écho à son manifeste « Progetto Arte Manifesto ». Cette fondation est une plateforme qui, sous l’égide de l’art, se donne comme un espace de mise en relation et de mise en œuvre pratique de programmes d’élargissement de l’art à la vie. Enseignement, santé, gouvernance politique, leur appel demeure ancré dans l’action, surtout pour l’artiste (M. P. : « Mais nous sommes en train de la créer, cette pensée. » ; E. M. : « Vous êtes optimiste… [p. 54]).

Cet attachement à changer le monde, par l’art et par la pensée, est-il caduque, perdu, naufragé dans l’Histoire ? Nous devons croire qu’il n’en est rien, et si la tâche paraît démesurée, heureusement demeure cette ambition dans l’art, celle dont Daniel Vander Gucht synthétise les enjeux théoriques et historiques dans son précieux L’Expérience politique de l’art. Retour sur la définition de l’art engagé, avec en couverture une œuvre de… Pistoletto. On y trouvera une généalogie critique de cette figure de l’engagement artistique jusque dans ses aspects parfois contradictoires mais vitaux, offrant une réelle alternative aux imaginaires verrouillés par l’urgence, comme quand un Krzysztof Wodiczko entend mettre en œuvre, dans un pays désormais en guerre, son « Institut mondial pour l’abolition de la guerre » (lire le JdA no 350, 24 juin 2011).

Daniel Vander Gucht, L’expÉrience politique de l’art, retour sur la dÉfinition de l’art engagé, éd. Les impressions nouvelles, coll. « Réflexions faites », 2014, 176 p., 15 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°447 du 11 décembre 2015, avec le titre suivant : La part de l’art

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