Anne-Marie Lecoq et Alain Mérot retracent l’histoire de la grâce dans l’art de l’Antiquité au XVIIIe siècle.
Légèreté des corps, fluidité du mouvement, je-ne-sais-quoi indéniable et pourtant si difficile à cerner… l’immatérialité de la grâce la rend, par essence, insaisissable. Aussi complexe à capter qu’elle ne l’est à étudier. C’est à ce défi ardu que se sont attelés les historiens de l’art, Anne-Marie Lecoq et Alain Mérot, en dressant une riche synthèse de l’histoire de la grâce de l’Antiquité au XVIIIe siècle. Un essai ambitieux sur un sujet déjà exploré à maintes reprises, mais toujours dans le cadre d’études bien ciblées. Or l’intérêt d’une approche plus large est certain : les deux auteurs mettent ainsi en exergue l’évolution de la notion de grâce à travers les siècles, les réminiscences de certaines pensées et motifs artistiques, leur transformation au fil du temps.
Ingénieure de recherches honoraire au Collège de France, Anne-Marie Lecoq est historienne des idées, spécialiste de leur expression à travers des formes visibles. Elle revient ici sur les origines antiques de la grâce, sur le sens théologique qu’elle prend au Moyen Âge puis sur son renouveau à la Renaissance. Alain Mérot, grand spécialiste de la peinture du XVIIe siècle, s’intéresse, à sa suite, aux débats esthétiques que la notion suscite à l’époque moderne. Ce double regard fait aussi la force de l’ouvrage : il puise dans l’œuvre comme dans l’écrit, étudie l’image de la grâce sans omettre toutes les réflexions philosophiques, théologiques et esthétiques qu’elle soulève.
Les deux auteurs prennent le concept dans son acception la plus large. Aussi bien façon d’être que façon de faire, la grâce se manifeste tant dans l’œuvre que dans l’acte créateur de l’artiste. « La richesse de la notion est un héritage de la pensée grecque », soutient Anne-Marie Lecoq. Du grec charis, la grâce est alors pensée comme un don octroyé par les divinités, qui offre la capacité de séduire et de plaire. Dans l’art, elle se retranscrit alors dans la douceur du rendu des chairs, la délicatesse des mouvements… « Les sujets liés à la nature fertile, à la jeunesse, à la féminité et les sujets érotiques constituaient le terrain d’action privilégié de la charis dans les arts. À commencer par l’image de Charis elle-même, c’est-à-dire d’Aphrodite, et par celles de ses trois “servantes”, les Charites. » Ainsi naît l’image emblématique des trois Grâces.
Un autre point est clairement mis en exergue, celui de la transformation du sens de la grâce par le christianisme. Anne-Marie Lecoq s’appuie sur un large corpus d’œuvres – plus ou moins connues – et sur nombre d’écrits théologiques pour rendre compte de ce changement de paradigme : la grâce devient le don d’un seul Dieu. Elle insiste particulièrement sur la manière dont est pensée la relation entre cette grâce divine et l’artiste. « Possibles réceptacles de l’“Hôte intérieur”, les artistes pouvaient s’estimer concernés par la question de la Grâce pour une autre raison, affirme-t-elle. Ils avaient sans cesse à peindre ou à sculpter les images de saints personnages, […] celles des bons anges, premiers réceptacles de la grâce divine. » Dans cette profusion d’images de Madones, de Jean-Baptiste, de Jean ou d’anges, les artistes auraient ainsi « cherché à rendre visible cette présence invisible dans les âmes ».
Suivant le fil chronologique qui guide l’essai, Anne-Marie Lecoq met aussi en lumière l’importance de la grâce à la Renaissance. Le groupe des Grâces antiques ressurgit, se voit attribuer de nouvelles symboliques par mythographes et philosophes néoplatoniciens. Les exemples d’œuvres gracieuses ne manquant pas, l’autrice s’appuie sur quelques-unes bien choisies pour étayer son propos. Parmi elles figurent les célèbres Grâces de Raphaël et Le Printemps de Botticelli, analysés avec pertinence à l’aune des textes poétiques et philosophiques de l’époque.
Alain Mérot apporte quant à lui un cadre plus théorique, très complémentaire, à cette étude sur la grâce. Il souligne comment les théoriciens modernes redoublent d’efforts pour la définir, érigeant certaines œuvres au rang de parangons de la grâce. « Tout se passe comme si ce don divin pouvait aussi être sinon obtenu, du moins cultivé par la méditation de certains modèles dans lesquels les grâces se sont manifestées au plus haut point », explique-t-il. Ainsi, la pose des sculptures de Praxitèle, l’éclat du regard dans les portraits de Raphaël ou bien la dévotion des personnages de Guido Reni constituent autant de modèles unanimement reconnus comme gracieux. Dans cette partie très intéressante, Alain Mérot souligne toute l’ambiguïté de la grâce, tantôt définie comme dissemblable de la beauté, tantôt pensée comme son indispensable supplément. Elle est insaisissable mais pourrait tout de même être saisie en respectant des préconisations bien précises sur la composition, les lignes, les coloris… Cette recherche plus formelle conclut un essai érudit et bien construit, qui explore avec exhaustivité les métamorphoses successives de la grâce.
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La grâce au fil des temps
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°660 du 5 septembre 2025, avec le titre suivant : La grâce au fil des temps





