Henri Michaux et Zao Wou-Ki dans l’empire des signes

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 21 février 2016 - 785 mots

Publié par Flammarion, un ouvrage remarquable investigue les liens – amicaux et artistiques, frontaux et diagonaux – qui unirent Henri Michaux à Zao Wou-Ki. Des mérites, souvent négligés, de la subtilité.

Ce livre de 208 pages a beau être le catalogue d’une exposition, sise durant l’hiver dans la belle Fondation Martin Bodmer, à Cologny, en Suisse, le lecteur ne trouvera mention de la manifestation helvétique que dans la préface – traditionnelle concession protocolaire – et à la page 207 – simple mention calendaire. C’est dire que cette publication, et c’est là son intérêt, ne saurait être assujettie au seul événement : forte de contributions majeures, d’illustrations choisies et d’annexes opportunes, elle excède la stricte actualité pour se hisser au rang de ces recueils incontournables, absolument insensibles à l’usure du temps comme du verbiage.

Matérialité
De format presque carré (25 x 23 cm), avec un dos rond et une reliure cousue de fil rouge, le présent ouvrage se distingue par son élégance. En tant qu’elle évoque un dessein littéraire et renvoie aux publications des années 1950, la couverture toilée, désormais plébiscitée par nombre d’éditeurs, rend délicieusement justice à la nature du projet. De la même manière, et sur la première de couverture écrue, les signatures superposées d’Henri Michaux (1899-1984) et de Zao Wou-Ki (1920-2013), comme entre-tissées à leurs identités typographiées, permettent de conjoindre d’emblée le geste et le signe, les mots et les choses.

Ce règne de la texture et cette préséance accordée à la matérialité ne seront jamais démentis : la belle photogravure permet d’effleurer le mystère des encres de Michaux et de Zao Wou-Ki tandis que les lettres et les ouvrages reproduits sont détourés sans que ne soient gommées leur épaisseur ni leurs imperfections. Ce parti pris eût mérité d’être, si ce n’est plus exigeant, encore plus radical : certaines œuvres et certains documents, dès lors que l’autorisait le format du livre, eussent gagné à être restitués à taille réelle – ainsi, parmi d’autres, une encre de Chine sur papier (Sans titre, 1975), réduite au rang de vignette illustrative.

Clarté
L’ouvrage, qui abrite essentiellement la plume de Bernard Vouilloux, professeur à l’université Paris IV-Sorbonne et grand spécialiste des rapports entre les arts visuels et la littérature, se déploie de manière limpide : les huit chapitres rédigés par ce dernier, et regroupés sous le titre de « Henri Michaux et Zao Wou-Ki dans l’empire des signes », sont imprimés sur un papier blanc tandis que les marges grises accueillent les notes et les illustrations ; signées Yolaine Escande et Laurence Madeline, deux autres contributions, consacrées respectivement aux « jeux du trait et de l’encre » et à l’abstraction chez l’artiste chinois, voient la répartition des couleurs inversée et la clarté de l’ensemble ainsi confortée.
Quand l’entretien avec Michel Butor, intitulé « Portrait de Michaux en surfeur », permet d’approcher l’intimité du poète et de le rendre présent, peut-être même familier, la reprise littérale, voire textuelle, de tous les écrits et témoignages portant trace de l’amitié entre les deux artistes assure une grande cohérence à cet ouvrage. Partant, l’étourdissante édition de Lecture par Henri Michaux de huit lithographies de Zao Wou-Ki, chez Euros et R. J. Godet (1950), est reproduite avec son papier froissé et corné, merveilleusement vivant pour avoir vécu, à l’image des cartes postales étayant la chronologie croisée comme la correspondance ainsi que des envois de l’auteur à son peintre.

Encre
La liste des œuvres exposées et quelques orientations bibliographiques achèvent de rendre complet un ouvrage qui évite le piège d’une érudition trop intimidante. Précise, prévenante, la langue de Bernard Vouilloux n’éloigne pas le lecteur et ne répudie pas les détours par le connu. Elle donne à lire et à voir, puisqu’il s’agit de cela, le sillon que deux artistes commencèrent à tracer un 25 novembre 1949 quand Michaux, le premier, décida de réserver une étude aux œuvres tout juste découvertes du Chinois. Il en livra trois autres avant que Zao Wou-Ki n’intitulât plusieurs toiles du nom de certains recueils de son aîné (La nuit remue, 1956). Des sorciers du signe, faciles avec toutes les plumes, hérauts de la perméabilité.
Michaux-le-dessinateur, pareil au littérateur, sait que « l’espace est silence ». Il redécouvre dans la mescaline les pouvoirs de l’encre vive quand Zao Wou-Ki entraperçoit l’homme comme un « ensemble parcouru de courants et de souffles ». L’un et l’autre abordent de concert, mais pas toujours ensemble, des continents noirs et perdus – la musique, dont Bernard Vouilloux affirme joliment qu’elle « délivre le rythme des significations que portent les mots », la Chine, Klee ou encore l’abstraction. L’un et l’autre, contre vents et marées, gonflent leurs voiles pour accueillir du monde la course folle, son « courant » et son « souffle ». Infatigablement. Superbement.

Bernard Vouilloux [dir.], Henri Michaux et Zao Wou-Ki dans l’empire des signes, Flammarion, 208 p., 39 €.
[Catalogue de l’exposition de la Fondation Martin Bodmer, Cologny (Suisse), 5 décembre 2015-10 avril 2016]

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°688 du 1 mars 2016, avec le titre suivant : Henri Michaux et Zao Wou-Ki dans l’empire des signes

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