Livre

Essai

Faire rêver

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 22 janvier 2020 - 541 mots

Auteur de L’Univers sans l’homme, livre remarquable paru en 2016 aux éditions Hazan, Thomas Schlesser revient chez Gallimard avec un nouvel essai tout aussi brillant dans sa pensée, quoiqu’un peu plus brouillon dans sa forme : Faire rêver.

De l’art des Lumières au cauchemar publicitaire. Comme pour son précédent livre, l’auteur est bien trop à l’étroit dans sa discipline pour y rester cantonné. Alors, ce spécialiste du XIXe siècle et de Courbet déborde de toute part, de son siècle d’étude d’abord, en couvrant une période qui couvre le XVIIIe siècle des Lumières à nos jours, et de l’histoire de l’art ensuite, en faisant de nombreuses et savantes incursions dans l’histoire des sciences, du cinéma, de la littérature, des idées, de l’architecture, etc. Né en 1977, fils de l’écrivain Gilles Schlesser, Thomas Schlesser appartient à cette catégorie d’historiens qui pensent que l’art et les images sont le produit de leur époque, et qu’il faut donc décloisonner les disciplines pour les comprendre. Ici, l’auteur n’entreprend rien moins qu’une histoire de l’« onirogénéité », néologisme forgé par lui, autrement dit du « faire rêver » à travers les images fixes ou animées. Quand L’Univers sans l’homme se plaçait sous l’étoile de Charles Baudelaire, auquel le titre était emprunté, Faire rêver prend son envol avec Denis Diderot, lequel place la rêverie parmi les genres littéraires dans ses articles « Rêve » et « Rêver » de l’Encyclopédie. Une « habileté littéraire » dont l’auteur de Jacques le fataliste use par ailleurs dans son Salon de 1767, en faisant croire à son lecteur qu’il est parti dans un songe, alors qu’il décrit en réalité un tableau nocturne de Joseph Vernet. Diderot avait-il ingurgité « de la cervelle de chat avec du sang de chauve-souris renfermée dans du cuivre rouge », l’une de ces mixtures préconisées par Célestin de Mirbel pour exciter les songes ? Ou connaissait-il la proposition d’Antoine Coypel, premier peintre du Roi, d’ériger, en 1720, le « faire rêver » en critère artistique ? Si la volonté de faire rêver existe au moins depuis l’Antiquité, elle devient au XVIIIe siècle un critère esthétique pour les artistes comme pour le public qui peut alors s’en servir pour juger du degré de beauté d’un tableau. Critère que s’approprient en partie le XIXe siècle – notamment les romantiques et les symbolistes desquels Thomas Schlesser exhume le nom de la peintre Jeanne Jacquemin – et, plus tard, les surréalistes et Freud, bien sûr. Mais les choses tournent au vinaigre au XXe siècle. Ce qui était un critère d’émancipation de l’homme devient un instrument de son asservissement. L’auteur prend l’exemple de l’« American Dream », concept forgé en 1931, dont l’expressionnisme abstrait de Pollock et Jasper Johns deviendra « une arme symbolique » pour propager à travers le monde le soi-disant rêve américain. Il prend également l’exemple de Walt Disney, dont le personnage de Mickey, qui permettait d’abord au spectateur d’échapper au tragique de sa condition, sera érigé en parcs d’attractions, en « industrie du rêve » destinée à nous faire consommer toujours plus – le fameux « temps de cerveau disponible » de Patrick Le Lay, ancien P.-D.G. de TF1. Car la lecture de Faire rêver peut être double : nouvelle histoire des images, l’essai veut aussi nous alerter sur le dévoiement du concept. Instrumentalisé en stimuli publicitaires, le « faire rêver » ne menace-t-il pas notre condition humaine ? Un cauchemar…

Thomas Schlesser,
Faire rêver. De l’art des Lumières au cauchemar publicitaire,
Gallimard, 336 p., 28 €.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°731 du 1 février 2020, avec le titre suivant : Faire rêver

Tous les articles dans Médias

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque