Livre

Entre-nerfs, Martine Franck

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 21 février 2019 - 751 mots

PARIS

D’une élégance redoutable, l’ambitieuse monographie que consacrent à Martine Franck les éditions Xavier Barral, associées à la Fondation Henri Cartier-Bresson, déçoit par ses manques et ses manquements. Dommage.

La photographie attire les visiteurs et les lecteurs. C’est ainsi. Nadar, Brassaï, Robert Doisneau, Willy Ronis ou Helmut Newton sont plébiscités de Paris à Arles, de Montréal à Tokyo. Daguerréotypes, aristotypes, autochromes et tirages argentiques recouvrent ad libitum, parfois ad nauseam, les pages des beaux livres, certains éditeurs considérant que la puissance visuelle des photographies pouvait exempter de toute auscultation scientifique. Xavier Barral, passé maître dans l’art d’éditer des ouvrages consacrés à la photographie (Bernard Plossu, Pentti Sammallahti, Rinko Kawauchi), sait que ce médium enfante des œuvres qui, subtiles et parfois complexes, méritent un papier et un soin, une vigilance et une diligence, tant d’égards. Ce livre consacré à Martine Franck (1938-2012) est donc une promesse, une promesse au milieu du nombre et du multiple, de la facilité et de la frivolité.
 

Préliminaires contrariés

De grand format (23 x 29 cm), ce livre n’est autre que le catalogue de l’exposition hivernale sise à la Fondation Henri Cartier-Bresson, à Paris, avant que celle-ci ne voyage au prestigieux Musée de l’Élysée, à Lausanne, puis au FOMU d’Anvers. Épais, avec ses 328 pages peuplées par 300 photographies noir et blanc, cet ouvrage se distingue par sa reliure tramée particulièrement élégante, rouge sang-de-bœuf. La première de couverture héberge une photographie délicate, dont le lecteur cherchera en vain le titre et la date, tandis que l’ambition programmatique de cette publication est reléguée sur un joli bandeau blanc ceignant la quatrième.

Aux premières pages accueillant un petit texte, que Martine Franck rédigea pour les Rencontres photographiques d’Arles en 2012, peu avant sa mort, succèdent plusieurs reproductions, parfaitement détourées, manière de préserver la corporéité de l’objet, d’un journal de voyage que l’artiste élabora en 1963-1964. Doux préliminaires que contrarie l’absence dommageable de sommaire, lequel aurait permis de ne pas naviguer à vue dans cette somme océanique, comme si le soin – immense – porté à l’image avait altéré celui – modeste – réservé aux textes.

Énoncés tautologiques

Le premier texte, signé Agnès Sire, directrice de la Fondation Henri Cartier-Bresson et de la présente publication, revient sur la genèse de ce projet livresque, dont Martine Franck elle-même voulut qu’il se déployât chronologiquement et qu’il fût scandé de plusieurs essais. Et sans doute est-ce là que le bât blesse. En effet, confiée à Anne Lacoste et intitulée « Apprivoiser le temps », la deuxième contribution, qui entend approcher la singularité – technique et esthétique – de l’œuvre de la photographe, est pour le moins scabreuse, en tant qu’elle alterne des poncifs gênants, des phrases filandreuses – ainsi la première : « Martine Franck vient à la photographie dans [sic] une démarche personnelle » – et des énoncés tautologiques et amphigouriques, rappelant que l’artiste « investit surtout dans les thématiques liées à ses thèmes de prédilection » et privilégie l’« appréciation qualitative du regard induit par le sujet ». Ennuyeux.

Ceux qui regretteront que John Berger, ami intime de Martine Franck et immense écrivain, ne soit pas plus présent se consoleront avec l’entretien sensible, plein d’une « indulgence contagieuse », que celle-ci livra à Dominique Eddé, et, plus encore, avec la formidable biographie, parfaitement documentée, et l’impeccable bibliographie, riche de nombreuses références. Trop tard ?

Somptueuse matérialité

Si Martine Franck est une bourgeoise qui épousa un bourgeois – Henri Cartier-Bresson (1908-2004), de trente ans son aîné, l’un des plus grands artistes du moment –, rien n’entama jamais son mépris de l’orthodoxie – qui lui valut d’être un membre important de l’agence Magnum –, son goût pour l’ailleurs – aiguisé par un voyage pionnier en Extrême-Orient, avec Ariane Mnouchkine –, et ses engagements humanistes, voire humanitaires. C’est ce que disent toutes les photographies ici réunies, dont la qualité, absolument somptueuse, est difficilement égalable. La pureté des noirs, la profondeur des gris, la plasticité de la lumière, la délicatesse des nuances, la précision argentique, la volupté du grain : tout est là, à portée d’œil et de main.

Comment, donc, ne pas regretter que le soin inouï réservé aux photographies n’ait pas son équivalent pour les textes, pour le moins fragiles, et pour les légendes, souvent flottantes, qui interdisent au lecteur-compulseur de se repérer aisément ? De même, ne manque-t-il pas à cette publication une liste des illustrations qui, précisant notamment le format original des images, eût hissé celles-ci au rang indiscutable d’œuvres, ce que leur conférait pourtant leur exquise matérialité ? « L’inattendu », qu’aimait tant « saluer » Martine Franck, est parfois une machine à regrets…

Agnès Sire [dir.],
Martine Franck,
Fondation Henri Cartier-Bresson/Éditions Xavier Barral, 328 pages, 60 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°721 du 1 mars 2019, avec le titre suivant : Martine Franck

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