Entre-nerfs - La coulure

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 26 août 2015 - 783 mots

Guillaume Cassegrain publie aux Éditions Hazan une approche étourdissante de la coulure, quand la traînée fait sens et signe. Quand la matière sensible vient enrayer la raison souveraine. Jubilatoire.

De sujets inexplorés, l’histoire de l’art ne manque pas. Ils regorgent même, ces domaines vierges et pleins de promesses. Et c’est une chose de repérer des terrains ignorés, c’en est une autre de pouvoir s’en emparer, de savoir les habiter, de ne pas contrarier les espérances placées dans l’inédit. Car les accostages ratés sont aussi fréquents que dommageables ; ils frustrent le lecteur et, dans le même temps, délabrent les velléités des autres auteurs. Rien de tel, donc, qu’une porte bien entrouverte, qu’une première ancre fiable, contre vents et marées. Et la présente publication est un phare.
 
Un flacon imparfait
Par son format (20,5 x 27,5 cm), cet ouvrage relié se situe à mi-chemin entre l’essai et le beau livre. Sa jaquette accueille, en couverture, un détail du splendide Saint Sébastien de Gerrit van Honthorst (vers 1623) – du sang coule des plaies du corps martyr, transpercé par les flèches –, lequel plonge le lecteur in medias res. Les 264 pages se déploient de manière limpide : à l’ouverture programmatique succèdent sept chapitres, tous numérotés, ainsi qu’une table des illustrations, une bibliographie, un index des noms propres et, ce qui est particulièrement judicieux, eu égard à la labilité du concept de « coulure », un index des notions (« accident », « sonorité », « salissure »…).

Les illustrations sont décisives en tant qu’elles donnent à voir des compositions subtiles comme de menus détails – une larme sur une joue, une discrète souillure, un indice qui, littéralement, fait tache. En revanche, certaines d’entre elles sont reléguées dans des angles, telles de vulgaires vignettes tronquées, tandis que les reproductions de détails ne jouissent pas d’une qualité suffisante, celle-là même qui caractérise pourtant les Éditions Hazan, pionnières dans l’usage des macrophotographies. À n’en pas douter, la solidité du texte aurait mérité une photogravure irréprochable et des choix graphiques plus élégants.

Une ivresse assurée
Avec une langue enlevée, Guillaume Cassegrain, qui avait déjà signé chez le même éditeur une remarquable monographie sur Tintoret en 2010, aborde la polysémie de la coulure, celle qui altère, avilit, frelate ou, au contraire, fulgure et resplendit. L’auteur, habile pour peupler les silences, scrute ce que l’histoire de l’art rechigne souvent à considérer : les curiosités inexpliquées, les anfractuosités du sens, les coups de pinceau bizarres, tous ces éléments sur lesquels achoppent les procédés classiques de description et qui révèlent l’impropriété de la parole, d’une certaine parole.

L’analyse, articulée autour de deux moments privilégiés (la peinture italienne du Quattrocento et la production américaine de la seconde moitié du XXe siècle), convoque aussi bien le sang que l’urine ou le sperme, toutes ces humeurs consubstantielles de l’art et de l’homme. Sont ainsi étudiés, de manière convaincante, la giclée de sang née d’une décollation par Artemisia Gentileschi (Judith et Holopherne, 1612-1613) aussi bien que le jet d’eau expulsé de la bouche de Bruce Nauman trois siècles et demi plus tard (Self Portrait as a Fontain, 1966-1967). Au cœur de ce corpus confondant, où triomphe la peinture religieuse, riche en corps cicatriciels et sacrificiels, se distinguent également les hérauts américains de l’expressionnisme abstrait qui, tels Cy Twombly, Brice Marden et Morris Louis, firent de la coulure l’étendard d’une liberté tangible.

Car laisser couler, c’est laisser incontinente la pensée et indompté le geste. Laisser couler, c’est dire la rapidité d’exécution et la primauté de la gestualité, c’est traduire l’épanchement du génie, sa capacité à faire se rejoindre la raison et le sentiment, le rationnel et le sensible. C’est célébrer l’ivresse de la matière, c’est exalter le sens et les sens. Ad libitum.

Un assaut sublime
Il existe toute une typologie de la coulure, et l’auteur s’emploie à traduire sa richesse. De la maculature à la traînée en passant par la larme ou, plus prosaïquement, l’accident, tout ce qui coule ne saurait être équivalent. Il n’en demeure pas moins que par sa singularité matérielle comme par sa conception parfois hermétique la coulure vient « gripper la machine mimétique » et, avec, enrayer notre compréhension des tableaux.

De même, et à l’inverse de la tache qui pétrifie et réifie, la coulure est un « résultat et un procédé », elle dit, en creux, tout un participe présent de formes en train de s’élaborer, en train de devenir, tout l’insubmersible gérondif de la création. Mieux, elle constitue le surgissement d’un ailleurs, d’un au-delà du tableau – nul hasard, donc, à ce que Daniel Arasse, Walter Benjamin et Roland Barthes soient les compagnons de cordée de l’auteur tout au long de ce sublime assaut du Mystère. Ce n’est pas rien de pouvoir, en haut, planter son drapeau et attendre les prochaines expéditions et, faisons-en le vœu, expositions.

Guillaume Cassegrain, La Coulure, histoire(s) de la peinture en mouvement, XIe-XXIe siècles, Hazan, 264 p., 90 ill., 45 €.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°682 du 1 septembre 2015, avec le titre suivant : Entre-nerfs - La coulure

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