Architecture - Livre

La villa E-1027 d’Eileen Gray

E-1027. Renaissance d’une maison en bord de mer

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 23 mai 2022 - 790 mots

Les Éditions du patrimoine consacrent un splendide ouvrage à la villa E-1027, le chef-d’œuvre d’Eileen Gray édifié de 1926 à 1929 à Roquebrune-Cap-Martin, et récemment restauré. De l’histoire tempétueuse d’une résurrection.

C’est une maison mythique, avec son nom de matricule mystérieux, qui apparie l’identité de ses deux bâtisseurs, l’architecte irlandaise Eileen Gray (1878-1976) et son homologue Jean Badovici (1893-1956), rédacteur en chef de la revue L’Architecture vivante : E pour Eileen, 10 pour le J de Jean, 2 pour le B de Badovici et 7 pour le G de Gray. Cette « maison en bord de mer » affirme donc, jusque dans sa désignation, la collaboration dont elle est la sentence édénique, « ancrée à mi-pente, désaxée par rapport aux restanques et aux murs de pierres sèches qui s’étirent d’est en ouest, parallèles au sentier d’accès », ce sentier qui la rend presque confidentielle sauf à la découvrir pleinement depuis la mer ou, comme sur une photographie réalisée le 22 avril 1929 par la Compagnie aérienne française, depuis le ciel. Terre-mer-air : la villa E 1027 est un précis d’architecture moderne que traversent le souffle des éléments et, plus que tout, une lumière splendide, articulée par la célèbre marquise en toile bleue coiffant la grande terrasse à la manière des transatlantiques. D’une grande rigueur scientifique, ce livre revient ainsi sur l’histoire d’un vaisseau amiral de la modernité, aujourd’hui redonné aux flots du public et au flux des regards.

Chœur parfait

De format moyen (22 x 27 cm), cet ouvrage broché est orné d’une jaquette dont les grands rabats en papier glacé accueillent d’un côté une photographie de la villa, une note d’intention ainsi que l’identité des contributeurs et, de l’autre, les plans des rez-de-chaussée haut et bas. Au préambule signé de la critique d’architecture Christine Desmoulins, puis à l’entretien qu’elle a mené avec Michael Likierman, dont le mécénat éclairé fut décisif, succède la contribution majeure de Jean-Louis Cohen, directeur de l’ouvrage, qui parvient à écrire l’histoire heurtée de cette villa longtemps abandonnée avant qu’elle ne soit rendue à son élégance et à sa cohérence, voire à sa pureté. À cet égard, les nombreuses contributions, consacrées à l’inventivité de Gray et à la prescience de Badovici, aux souvenirs de la première et aux desseins du second, à l’intervention de l’État et au rôle du mécénat privé, à l’enjeu des sources ou à la restauration des bétons, composent un livre parfaitement choral où chaque voix vient tour à tour raconter la vie de cette villa, comme l’on dit de la vie d’un saint.

Légende dorée

Et telle est la légende dorée : en 1926, Jean Badovici acquiert un terrain à Roquebrune-Cap-Martin, où il entreprend de construire avec son amie Eileen Gray une maison de vacances qui, achevée en 1929, est reproduite abondamment dans sa revue L’Architecture vivante, laquelle lui assure immédiatement une fortune médiatique. En 1938, l’Irlandaise édifie non loin, à Menton, sa propre résidence d’été, tandis que Le Corbusier livre la même année deux peintures murales pour E 1027, puis quatre nouvelles en 1939, avant de bâtir en 1952, sur un terrain adjacent au bar casse-croûte de L’Étoile de mer, un modeste « cabanon » respectueux des constructions vernaculaires de la côte. Acquise en 1960 lors d’une vente aux enchères par une galerie zurichoise, la villa est inscrite à l’Inventaire des monuments historiques en 1975 avant d’être dépecée en 1991 de vingt-huit éléments de mobilier dispersés par Sotheby’s la même année, et dont huit rejoignent le Centre Pompidou. En 1999, le Conservatoire du littoral acquiert la villa – vandalisée –, puis se voit offrir en 2000 L’Étoile de mer et les Unités de camping que Le Corbusier éleva en 1957 pour remercier le propriétaire du bar casse-croûte. De 2006 à 2011, Pierre-Antoine Gatier engage la restauration de la structure et de l’enveloppe de la villa, devenue monument historique, tandis que, grâce à l’intervention de l’association Cap moderne, l’architecte du patrimoine Claudia Devaux et le paysagiste Philippe Deliau aboutissent à une restitution exemplaire, cristallisant des compétences scientifiques variées, publiques et privées.

Partition rejouée

Choral, ce livre eût risqué d’être dysharmonique sans la couverture photographique de Manuel Bougot qui donne à l’ensemble des textes une cohérence. Mieux, une cohésion. Abords du site, atrium, niche à chapeaux, table roulante à gramophone, grand divan : le photographe donne à voir la musicalité de cette demeure lumineuse, habitée par le goût de la nuance et peuplée par le sens du détail, de sorte que le lecteur parvient aisément à prendre la mesure de cette partition à quatre mains imaginée par le duo Gray-Badovici, et de nouveau jouée grâce à « la conjonction exceptionnelle des savoirs d’une pléiade d’architectes et d’historiens, et la collaboration harmonieuse des collectivités publiques et de l’initiative privée ». Un modèle du genre, loin des intérêts particuliers et des mornes velléités…

Jean-Louis Cohen (dir.),E 1027. Renaissance d’une maison en bord de mer,
Éditions du patrimoine, 264 p., 49 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°755 du 1 juin 2022, avec le titre suivant : E 1027. Renaissance d’une maison en bord de mer

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