Architecture

E. 1027 : la saga d’une villa

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 25 juillet 2007 - 707 mots

Alors que sa restauration s’engage enfin, le tiré à part de 1929 consacré à cette icône de l’architecture moderne fait l’objet d’une réédition.

Certaines maisons ont une histoire romanesque. C’est le cas de « E. 1027 », élevée sur la falaise de Roquebrune-Cap-Martin (Alpes-Maritimes), dont le nom à lui seul pose question, acronyme constitué par les initiales des protagonistes de l’affaire : « E » pour Eileen, « 10 » pour le « J » de Jean, « 2 » pour le « B » de Badovici, « 7 » pour le « G » de Gray. L’histoire est en apparence simple. En 1926, Jean Badovici, architecte et rédacteur en chef de la revue moderniste L’Architecture vivante, demande à son amie, Eileen Gray, designeuse et décoratrice irlandaise, de lui construire une maison en surplomb de la Méditerranée. Peu expérimentée en architecture, Eileen Gray fait valider ses plans par Badovici. De 1926 à 1929, la demeure est donc bâtie à quatre mains, Eileen suivant le chantier de près, assurant la conception de l’aménagement intérieur et du mobilier, en particulier des célèbres fauteuils transats ; Jean contrôlant à distance les détails techniques.

Critique du rationalisme
Avec son plan libre, son ossature en béton et son toit-terrasse, l’esprit de la maison s’inscrit dans le droit-fil des constructions modernes, mâtiné de style « paquebot ». Au cours de l’hiver 1929, Badovici décide de se faire le promoteur de sa villa et publie un hors-série aux éditions Albert Morancé, exclusivement consacré à « E. 1027 ». C’est cette source fondamentale, intitulée sobrement Maison en bord de mer, introuvable depuis de longues années, que les éditions Imbernon – petite maison marseillaise installée dans l’unité d’habitation de Le Corbusier – viennent de rééditer en fac-similé. L’élégant portefeuille réunissant une description détaillée illustrée de plans et coupes et son reportage photographique a été accompagné de quelques textes introductifs instructifs. Rapidement, l’histoire de la villa s’est en effet obscurcie. En 1932, Eileen quitte les lieux pour une autre habitation qu’elle construit à proximité, lassée d’avoir à fréquenter les envahissants amis de Badovici, parmi lesquels se trouve un certain Le Corbusier (lire p. 21). Comme à son habitude, ce dernier s’approprie les lieux et réalise plusieurs fresques de sa seule initiative, au détriment de la conception décorative d’Eileen. Puis, après une dispute avec Badovici, il obtient de construire son célèbre cabanon, à quelques pas de E. 1027 et cinq unités de camping, afin de rétribuer le propriétaire du terrain. C’est là que Le Corbusier meurt par noyade en 1965, scellant l’avenir du lieu, désormais dévolu à sa mémoire.
Longtemps préservée dans son état initial, E. 1027 est finalement vidée de son contenu en 1996 et laissée à l’abandon, malgré son classement au titre des monument historique. Sa restauration a enfin été lancée, au printemps. Mais durant de longues années, historiens et architectes ont tout ignoré de l’histoire de cette étrange bâtisse découverte lors des « pèlerinages » sur les pas de « Corbu ». En témoigne l’émouvant texte de Jean-Paul Rayon, qui a retrouvé Eileen Gray en 1969, un peu par hasard et sans connaître son travail, pour lui parler d’une maison qu’elle n’avait pas revue depuis plus de quarante ans. De fait, son nom avait été oublié – occulté ? – des histoires de l’architecture moderne. Sur ce point, le tiré à part de 1929, cosigné par Gray et Badovici, constitue une source de premier plan. En duettistes, les deux protagonistes s’y livrent en effet à un étrange dialogue, qui révèle, en filigrane, leur point de vue critique sur le rationalisme (« On voit bien qu’ils construisent des maisons comme les ingénieurs construisent des machines. ») et laisse poindre quelques divergences de conception. Les nombreuses reproductions permettent ensuite de visiter la maison, meublée, dans ses moindres détails. Toutefois, comme le précise Pierre-Antoine Gatier, architecte en chef des Monuments historiques chargé de la restauration de E 1027, ces clichés en noir et blanc ont par ailleurs longtemps nourri « la fiction d’une architecture blanche », aujourd’hui démentie. Préfacée par tous les acteurs d’une restauration trop longtemps retardée (État, associations, Conservatoire du littoral et collectivités locales), cette précieuse réédition a aussi le mérite d’indiquer que le temps des querelles sur le devenir et le financement de ce site remarquable semble désormais révolu.

Eileen Gray, Jean Badovici, E 1027, Maison en bord de mer

Editions Albert Morancé, Paris, hiver 1929, réed. Imbernon, Marseille, 2006, portfolio comprenant introduction (32 p.) et fac-similé (26 pages de texte et 24 planches), 45 euros, ISBN 2-9616396-5-1.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°263 du 6 juillet 2007, avec le titre suivant : E. 1027 : la saga d’une villa

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