Entretien

Du verbe aux bords de l’art

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 4 septembre 2012 - 912 mots

Si un catalogue sait mettre l’œuvre en perspective, l’artiste offre parfois une analyse de son univers en explorant le champ littéraire.

Elles sont décidément bien vastes, les « régions plus verbales de l’œuvre d’art », comme les nommait Duchamp. Les artistes courent leurs chemins, parallèlement ou au sein de leur travail plastique, donnant cette consistance élargie à leur pratique, et à l’aune de leur pratique.
C’est bien sûr le rôle du catalogue d’exposition, et celui consacré à Piero Gilardi par JRP Ringier y répond. Mais la démarche et l’itinéraire de l’artiste qu’il retrace depuis ses premiers moments en 1963, apporte à côté des œuvres reproduites – les « Tapis-Nature », les œuvres technologiques et autres installations telles qu’elles ont été exposées au Castello di Rivoli à Turin, où le seront, à Eindhoven jusqu’en janvier 2013, puis à Nottingham au printemps – les éléments d’un parcours artistique remarquable et attachant. Un parcours qui associe radicalité artistique à l’engagement politique et intellectuel. À côté des classiques textes d’analyse et autres chronologies et anthologies de textes critiques, le long entretien avec Andrea Bellini, directeur du Castello, est vraiment précieux et lumineux pour retracer un itinéraire intellectuel riche, d’un appétit et d’une pertinence remarquables pour la vie des idées et des formes de son temps, pour l’esprit de temps. Gilardi a déterminé une attitude artistique singulière, qui commence proche de ce qui deviendra vite l’Arte povera, et qui reste traversée par une préoccupation permanente du collectif, de l’échange, voyageur très au fait des foyers artistiques du monde. Le commissaire d’exposition Harald Szeeman aura trouvé une des clefs de « Quand les attitudes deviennent forme », en 1969, dans les textes et les réflexions de Gilardi.

Gilardi déplace la pratique de l’art, non en son déni, mais en distillant la créativité dans la vie quotidienne et citoyenne, en se nourrissant de philosophie, de théories scientifiques, de débats, mais aussi d’amitiés comme avec Pistoletto. Et quand il suspend la production d’objet par refus du système marchand, sa pratique donne à son art la forme de l’engagement politique et l’activisme, l’Agit-prop, le travail et l’action de groupe, mais aussi l’expérience et la pratique du monde psychiatrique (et de l’anti-psychiatrie). Le rapport au collectif demeure central, avec une manière d’associer l’art et la vie qui n’est pas un vain mot. « En fin de compte, résume l’interviewer, ton travail se fonde sur le principe d’une esthétique relationnelle, d’une expérience de créativité communautaire, démocratique, libératoire » (p. 158). Quand il reprend des pièces pour le marché de l’art, comme ses « Tapis-Nature », toujours en matières en mousse polyuréthane c’est aussi pour soutenir des éditions (car il écrit aussi, comme on peut lire dans le recueil publié en français aux Presses du réel, 2002, en écho avec les théories contemporaines) et des projets, toujours collectifs. Ceux des années 1980 s’orientent avec plusieurs longueurs d’avance sur la communauté artistique vers les nouveaux médias et les technologies de l’information. « Le premier projet artistique fut celui d’un parc technologique dans lequel le public aurait expérimenté la “libre expression” individuelle et collective, grâce à des dispositifs interactifs de réalité virtuelle et de télé-présence », précise l’artiste (p.157). Les années 2000 le voient mener à son terme le projet du Parco d’Arte vivente, dans la banlieue turinoise, qui réunit artistes et public dans un rapport toujours expérimental aux sciences de la nature et au bio-art. Le cheminement de quarante ans de travail frappe, et plus encore la clarté avec laquelle est exprimée, une conception de l’art juste, dynamique, actuelle, celle d’un art vraiment contemporain, chevillée au vivant.

Transposition de l’art
Parler sur son art avec précision, de manière analytique, est une chose. C’en est une autre que de prendre le récit comme forme, dans une veine noire. Jean-Christian Bourcart, Jean-Charles Hue et Alain Declercq s’y sont engagés. Le premier, il y a déjà quelques années, sous la forme d’une autobiographie à la fois crue et distanciée, qui laisse la place sans complaisance à la construction de la démarche dans – ou par – la photographie, sensible surtout par une rigueur de l’écriture, une sécheresse précieuse pour faire une bonne doublure à ses images. C’est aussi, bien sûr, l’univers de ses films et photographies, d’ailleurs aussi présentes dans les pages de texte, que l’on retrouve dans les récits de Jean-Charles Hue : le récit est là aussi sec, dialogué, d’une oralité pas toujours adroite, mais qui raconte des histoires de BM, de coups, de vie et de mort, de viande. On y boit, comme dans Boum Julie d’Alain Declercq. Lui, joue le jeu du genre, puisqu’il conduit son lecteur dans un roman policier dont le héros narrateur boit trop, mélange les histoires et s’y perd. Dommage que le cliché soit trop souvent dans la langue, mais l’atmosphère glauque – soutenue par une maquette maculée, traces de verre sale et autres taches – est nourrie de la même parano que l’œuvre, à la brutalité ambiguë, jouée et grave à la fois. Noir, j’vous dis.

Andrea Bellini, Diana Franssen, Piero Gilardi (catalogue), édition trilingue (anglais, français, italien), 2012, Paris-Zurich, JRP Ringier, 192 p., 39 euro, ISBN 978-3-03764-242-9

Jean-Christian Bourcart, Sinon la mort te gagnait, 2008, Paris, Cherbourg, éditions Le point du jour, 206 p., 23 euro, ISBN 978-2912132-54-3

Jean-Charles Hue, Y’a pas d’prévenance !, 2012, Paris, éditions Aux forges de Vulcain, 160 p., 19,90 euro, ISBN 978-2-91917611-3

Alain Declercq, Boum Julie, 2012, Paris, éditions Janninck, col. L’art en écrit, 48 p., 12 euro, ISBN 978-2-916067-74-2, (édition de tête disponible)

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°374 du 7 septembre 2012, avec le titre suivant : Du verbe aux bords de l’art

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