Dessine-moi l’art primitif

Viandes crues, sang chaud, équarrisseurs d’enfants

Le Journal des Arts

Le 1 juin 1995 - 643 mots

Avec précision, sans passion ni ethnocentrisme, hors du convenu, Sally Price définit la nature du regard que nos sociétés occidentales portent sur l’art primitif. Ce livre, conçu comme un reportage parmi ceux qui trouvent, transportent, transforment, exposent et acquièrent des objets, est composé d’interviews et de textes allant de Raymond Firth à Freud, de Claude Lévi-Strauss à quelques collectionneurs, de Voltaire à Michel Leiris.

Lors de l’expédition Dakar-Djibouti, Michel Leiris décrit en toute franchise sa tactique pour subtiliser des objets africains, en les glissant dans ses bottes, par exemple, ou sous la menace de faire intervenir la police. Cité par Sally Price, il note dans son journal :”La fameuse statuette aux bras levés que j’ai volée moi-même, je l’ai d’abord cachée sous ma chemise... faisant semblant de pisser pour détourner l’attention”.

Vingt ans plus tard, ce “voleur” posera le problème de l’appropriation d’un patrimoine culturel arraché de force à ses véritables ayants droit, prouvant ainsi que la collecte d’objets par des visiteurs occidentaux n’est devenue que très récemment un sujet de réflexion.

Sally Price prolonge le débat en montrant bien comment la question de la collecte est l’un des traits spécifiques de l’art primitif.

Enfance culturelle de l’humanité
Cette anthropologue de l’université William and Mary, en Virginie, souligne comment, dans notre univers, “le sauvage archétypique est l’antithèse du connaisseur, collectionneur archétypique”. Le premier est nu, sans écriture, violent et anthropophage, mangeur de viande crue et buveur de sang chaud, alors que le second est cultivé, policé, expert, pour qui “l’ordre esthétique sur lequel se fonde la culture est en harmonie avec les idéaux d’un ordre sociopolitique et moral.”

L’art primitif est un concept évolutionniste, affirmant la supériorité de la civilisation, qui détient le progrès technologique, caractérisée par une bienveillance humaniste envers des hommes dont les manifestations artistiques primitives ont les traits d’une enfance culturelle de l’humanité. Ce concept oppose la compréhension esthétique consciente, spécialité de l’esprit occidental, aux pulsions inconscientes réservées aux artistes primitifs qui ne trouvent l’inspiration que dans la peur de l’invisible. Sally Price met en évidence une autre caractéristique de notre regard : l’anonymat des artistes indigènes, dont l’œuvre est le produit de normes culturelles qui s’opposent à toute inventivité et se conjugue au présent, intemporelle et sans histoire.

Cette acception affirme la distance entre la culture occidentale et celle des autres, pauvres, démunis, sans écriture. Il nous faut protéger les manifestations artistiques de créateurs proches de l’état de nature et les placer dans notre environnement culturel, après les avoir vidées de leur signification sociale ou cultuelle.

Les créations s’imposent alors par leur seule qualité esthétique, définie par des spécialistes qui sont seuls capables de choisir, gérer et exposer tous ces objets, et les font passer, artefacts d’un certain exotisme, pour une œuvre d’art de classe internationale.

Un art sans histoire
Plus tard, remarque Sally Price, c’est le possesseur de l’objet qui lui apporte la caution esthétique indispensable. Ainsi dira-t-on, par exemple, La Tête de Brummer, du nom de son illustre détenteur, alors que l’Arlequin au miroir sera toujours dit de Picasso et jamais du baron Thyssen-Bornemisza, son propriétaire. L’art primitif échappe aux catégories classiques de l’histoire de l’art. Les créations ne résultent pas d’un artiste, avec son tempérament, sa passion et son talent, mais d’une collectivité, insensible à leur valeur esthétique.

Néanmoins, la fin du livre cite des exemples montrant comment les Saramaka du Surinam distinguent plusieurs types de sculptures en bois, reconnaissent celles de Seketima et les calebasses sculptées par Keekete dans les années soixante.

Au fil des pages, le mérite de Sally Price est de démontrer que “la sensibilité esthétique consciente, explicite et fortement sophistiquée, n’est pas une exclusivité du monde civilisé”, et que “le rapprochement des ethnologues et des historiens de l’art dessine la voie vers la compréhension de l’art de l’autre”.

Sally Price, Arts primitifs, regards civilisés, Éditions École nationale supérieure des beaux-arts, 208 pages, 145 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°15 du 1 juin 1995, avec le titre suivant : Dessine-moi l’art primitif

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