Crise d’un genre ?

La loupe clinique de Nathalie Heinich sur l’art contemporain

Le Journal des Arts

Le 13 mars 1998 - 645 mots

L’art contemporain serait-il en passe de devenir ce morceau de sparadrap que Laurel et Hardy, dans l’un de leurs films, s’efforcent en vain de refiler à leur voisin ? Les deux ouvrages récents de Nathalie Heinich, sociologue et chercheur au CNRS, invitent à ce rapprochement comique.

Le premier est une compilation d’articles parus entre 1988 et 1997, dans différentes revues spécialisées. Ils sont autant d’études de “rejets” d’œuvres contemporaines, les unes implantées dans l’espace public (Christo au Pont-Neuf, Pagès à La Roche-sur-Yon...), les autres, “muséales”, transgressant les cadres traditionnels de l’art (Pinoncelli et l’urinoir de Duchamp, Ping et ses insectes féroces). Les arguments des contempteurs des “Colonnes de Buren”, ceux du monument érigé par Raynaud dans les bâtiments du CNRS, sont passés au crible d’une analyse aussi précise que documentée. Avec l’impartialité propre à sa discipline, Nathalie Heinich scrute l’ironie narquoise des chercheurs du CNRS, dissèque les insultes griffonnées sur les palissades du Palais-Royal. La science ignore la partialité. Réflexive, elle questionne ses méthodes et sa finalité. Lorsque la sociologie s’interroge sur la place qu’elle occupe dans les débats actuels, on sent poindre l’orgueil.
“... Ce que l’art contemporain fait à la philosophie, c’est de la pousser – qu’on nous pardonne l’image – dans les bras des sciences so­ciales”, écrit ainsi Heinich en 1993. Les motifs de cet embrassement ? Le déplacement, opéré par les philosophes et les historiens de l’art contemporain, de la question du goût, domaine traditionnel de leurs spéculations, vers celle de la définition de l’art. Les signes de ce déplacement ? Les pages fastidieuses de statistiques, encart obligé de tout essai sur l’art, le Frac Île-de-France qui fait l’acquisition des palissades du chantier de Buren au Palais-Royal, la Délégation aux Arts plastiques qui subventionne Le triple jeu de l’art contemporain de Nathalie Heinich...

Partie de main chaude
Ce second ouvrage s’applique à élucider les règles du “jeu” de l’art contemporain. Il en identifie les protagonistes. Artistes, spécialistes, public se livrent à une “partie de main chaude” dans laquelle les audaces se recyclent en normes, et les normes en de nouveaux défis. “... Le rôle du chercheur n’est pas d’alimenter les querelles de clans et des partis”. Pendant plus de 335 pages, Nathalie Heinich s’en tient à ce programme d’objectivité. Soudain, au détour d’une étude de cas (l’exposition d’objets volés au Musée d’art contemporain de Marseille), le savant sort de ses gonds. Le sociologue, qui jusque-là planait dans l’éther de la science, se voit ramené au sol, instrumentalisé par un art et par son commentaire qui font de ses analyses les termes même du “jeu”.

Nathalie Heinich conclut par ces mots un paragraphe titré “Des limites de la neutralité”: “...C’est donc sur ce changement de posture du discours – de la description à l’évaluation – que va se conclure cette analyse du triple jeu de l’art contemporain.”

Et ainsi s’achève, en forme de réquisitoire, ce qui s’annonçait comme un inventaire notarial. Le soutien apporté par l’État à l’art contemporain génère alors des “effets pervers”, les institutions, “où tout ou presque semble permis, privent la transgression de sa force transgressive...” Pour préserver Nathalie Heinich de la mélancolie propre aux déçus de l’art contemporain, la tentation est grande de l’inviter à relire l’avant-propos... de son propre livre. À la question qu’elle pose : “Peut-on parler d’“art contemporain ?”, elle répond aussitôt : “Il s’agit donc bien d’une catégorie esthétique, analogue à ce que l’on appelait du temps de la peinture figurative un “genre”. La “crise” de l’“art contemporain” ne serait donc que celle d’un “genre” ; un “genre” dont les caractéristiques, constate Nathalie Heinich, ressemblent au point de s’y confondre à ce qu’autrefois on nommait l’avant-garde. Le sparadrap passe incontinent au doigt des historiens.

Nathalie Heinich, L’art contemporain exposé aux rejets, Éd. Chambon, 380 p., 149 F., ISBN 2-7073-1623-7, et Le triple jeu de l’art contemporain, Éd. de Minuit, 380 p., 149 F., ISBN 2-87711-175X.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°56 du 13 mars 1998, avec le titre suivant : Crise d’un genre ?

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