Théâtre

Correspondance sensorielle

Le Journal des Arts

Le 29 janvier 2014 - 730 mots

À Rio de Janeiro, une création audacieuse joue l’interactivité avec le public et redonne vie aux artistes brésiliens Lygia Clark et Hélio Oiticica.

RIO DE JANEIRO (BRÉSIL) - « Pincez-vous les tétons, voilà, avec le bout des doigts, un peu plus fort, voilà, détendez-vous ». L’actrice Cristina Flores, seins nus, met progressivement (mal) à l’aise les spectateurs venus assister à cette pièce annoncée déroutante. Et pour cause, cette création est librement inspirée des correspondances entre deux artistes brésiliens importants et subversifs : Lygia Clark et Hélio Oiticica.

Voilà deux noms que le public français connaît peu. Deux artistes dont les Anglo-Saxons ont pourtant reconnu l’importante place dans l’art de l’après-guerre. Un duo carioca souvent déraciné (l’une à Paris, l’autre à New York ou Londres) à qui le Brésil doit aussi son éclosion sur la scène contemporaine mondiale. De l’exposition « Konkrete Kunst », montée à Zurich en 1960, à la fameuse « Body And Soul » organisée par le Musée Guggenheim de New York en 2001, Hélio et Lygia (les brésiliens ne disent que les prénoms) ont influencé des générations d’artistes, de leur vivant et bien après : le premier meurt en 1980 à 43 ans, la seconde en 1988 à 68 ans.

D’Hélio Oiticica, le curateur Edward J. Sullivan écrit : « Comme Warhol aux États-Unis ou Joseph Beuys en Europe de l’ouest, Hélio occupe au Brésil une position centrale, entre créateur, shaman et rebelle ». Il fonde avec Lygia Clark le néoconcrétisme et le groupe « Frente » (avant garde) en 1959. Allergique aux grandes galeries, il replace constamment la favela et le carnaval (il est danseur pour la Mangueira, une des plus vieilles écoles de Samba de Rio) au cœur de son paysage visuel. Il laisse une œuvre abondante mais peu compatible avec les canons du marché : les « parangolés », ces tissus composites ne montrant leurs couleurs que portés et magnifiés par la danse, sont aussi peu vendables que ses immenses « Pénétrables ». Ces installations de mur monochromes in situ sont ses œuvres emblématiques par lesquelles, dès les années 1960, il préfigure l’interaction avec le visiteur. Sa plus célèbre installation de 1967 donnera son nom au Tropicalisme, principal mouvement artistique brésilien de la seconde moitié du XXe siècle. Son aînée et amie Lygia Clarke est en revanche présente dans les collections de tous les grands musées du Monde. Elle quitte progressivement la peinture (élève de Fernand Léger à Paris) pour se consacrer aux sculptures en série – ses multiples Bichos (petits animaux-objets) modulables à l’infini et à l’envi par le visiteur. Mais Lygia est aussi et surtout fascinée par la psychologie. À ce titre, elle est invitée en  1972 par la Sorbonne à enseigner la « communication gestuelle ». Pendant quatre ans, elle intègre ses élèves à ses performances. Sa recherche sur les textures et les odeurs, ses Masques sensoriels et son travail sur l’absorption du visiteur par l’œuvre rejoignent les « Pénétrables » d’Hélio au rang d’expériences fondatrices pour le virage sensoriel de l’art contemporain.

Dénonciation d’un Brésil corrompu
La pièce de théâtre librement inspirée de leur correspondance parcourt leur apogée artistique (1964-74). La mise en scène est plus fidèle à l’esprit qu’aux lettres : d’abord délassés dans des hamacs le temps d’une vidéo, les spectateurs sont ensuite invités à se vautrer littéralement sur de grandes mousses disposées au sol. Questions, caresses, les acteurs invitent sans cesse à la participation collective. Et après avoir partagé whisky, fureur, érotisme, cynisme et réflexion sur l’art contemporain, le duo emmène les spectateurs un peu sonnés vers une salle mitoyenne partager, au cœur d’un « pénétrable » recréé, un narguilé géant rempli de substances indéterminées. Expérience théâtrale contemporaine totale, Cosmocartas évite l’écueil d’un hommage racoleur à deux artistes éclos aux antipodes de la dictature brésilienne. Les excellents acteurs alternent les lettres lues avec leur propre correspondance électronique de 2012. Lygia redevient Cristina Flores, Hélio redevient Álamo Facó. Dans le Rio d’aujourd’hui, ces acteurs évoquent avec les mots d’Hélio et Lygia l’hypocrisie d’un Brésil corrompu et faussement puritain. Six mois après les grandes manifestations vite apaisées (voir JdA n° 395, de juillet 2013) et alors que la ville du carnaval interdit le topless sur les plages d’Ipanema et Copacabana, la catharsis de cette pièce subversive est une respiration. Le spectacle étant subventionné par la mairie, sur un projet vraisemblablement édulcoré, on en savoure la portée tant artistique que politique.

Cosmocartas

Jusqu’au 8 février, mise en scène de Renato Linhares, Centro Municipal de Arte Hélio Oiticica, Rua Luis de Camoes, Centro, Rio de Janeiro, à 19h, entrée gratuite.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°406 du 31 janvier 2014, avec le titre suivant : Correspondance sensorielle

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