Chroniques d’une agonie programmée

Le Journal des Arts

Le 9 novembre 2001 - 665 mots

Depuis une vingtaine d’années, l’élargissement du champ patrimonial a battu en brèche le monopole de l’État dans la définition d’un corpus, dans lequel la société tout entière était censée se reconnaître. Dans Chroniques patrimoniales, un recueil d’articles publiés ces dernières années, Jean-Michel Leniaud analyse cette mutation, et dresse un tableau alarmant
de la situation du patrimoine en France.
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“Expression ‘en relief’ des aspirations du corps social et ‘en creux’ de ses rejets et oublis”, le patrimoine constitue “une donnée intrinsèquement politique”. En France, la définition d’un corpus de monuments historiques a longtemps eu partie liée avec la conception jacobine de l’État-Nation. En 1992, Jean-Michel Leniaud avait développé cette idée dans son ouvrage L’Utopie française. À travers une série d’articles publiés dans diverses revues, et d’interventions dans des colloques, il corrige son analyse en prenant acte de l’élargissement du champ patrimonial. Il se rétracte, selon ses propres termes : en effet, le patrimoine n’est plus cet “instrument d’unité politique, sociale et culturelle dont l’État possédait la maîtrise”. Au même titre qu’un nationalisme jacobin tombé en désuétude, le système des Monuments historiques qui en est l’expression lui semble condamné. La description de ce mouvement d’élargissement, qui s’est accompli sous le double effet des transformations de la société et des évolutions de la science historique, s’accompagne d’une critique en règle de l’action de l’État : crispation centralisatrice à contre-courant de l’histoire, malthusianisme dans la protection et la formation des spécialistes, uniformisation du patrimoine, dilapidation des crédits... Le patrimoine se situe en fait au cœur d’un débat fondamental pour toute démocratie : “Quelles sont les limites de la légitimité de l’État en tant que représentant du corps social ?” De la réponse à cette question dépend le sort de la décentralisation, actuellement menée à reculons par le ministère de la Culture. Car, mise à part l’insuffisance d’architectes spécialisés dans la restauration monumentale, “rien ne s’oppose aujourd’hui à ce que les communes soient rendues responsables de leur patrimoine, estime l’auteur. Elles le géreront de façon plus fine et plus économique que l’État peut le faire. De façon plus diversifiée également”.

Tout au long de ce volume, il met en évidence les maux, nombreux, qui affectent le patrimoine dans notre pays, et insiste notamment sur un mouvement, qui, loin de constituer une avancée démocratique, le menace dans son intégrité : le “passage de l’historicisme au consumérisme”. “Le patrimoine est donc sommé d’être rentable, dût-il être amputé, modifié, travesti, maquillé, transformé, détruit. La quantité d’exploitation économique est devenue le critère suprême.” Pourquoi ? Parce que la politique culturelle “n’est autre, en fait, que la fabrication et l’incitation à la consommation de productions culturelles payantes”. Résultat de ces choix, les moyens sont concentrés sur quelques monuments phares, dont le Mont-Saint-Michel est la caricature, alors qu’il est urgent de “redéployer les crédits et les efforts sur le maximum de lieux” et d’“inciter le public à visiter les petits sites plutôt que les grands”.

Par ailleurs, Jean-Michel Leniaud met en garde contre le dogme “néfaste” de la réutilisation, “non seulement parce qu’il conduit à marginaliser les monuments ‘inutiles’, mais aussi parce que, comme toute entreprise de réhabilitation, il mutile les édifices dans leurs accroissements successifs, dans leurs décors et ces détails qui en font le charme”. Sans parler des “rapports pervers qu’entretiennent ouverture à la visite et restauration monumentale : la surfréquentation touristique pousse à la sur-restauration”.

Plus largement “le patrimoine français, pourtant si diversifié, s’uniformise à grands coups (coûts ?) de restaurations. [...] Désormais, rien ne ressemble plus à un monument historique qu’un autre monument historique : même type d’enduit, semblable mode de couverture. Au nom d’une esthétique unique qui se répand depuis Paris : ‘le goût Patrimoine’”. Les architectes en chef des Monuments historiques portent une lourde responsabilité dans cette dérive : “Modalités de recrutement et conditions statutaires débouchent sur un monopole de fait qui met autant l’Administration à leur service qu’ils ne sont à celui de l’Administration.”

- Jean-Michel Leniaud, Chroniques patrimoniales, éd. Norma, 2001, 496 p., 160 F. ISBN 2-909283-52-6.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°136 du 9 novembre 2001, avec le titre suivant : Chroniques d’une agonie programmée

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