Chronique

Attention, intentions !

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 31 janvier 2012 - 897 mots

L’intention de l’artiste est toujours propice aux débats. L’essayiste Alessandro Pignocchi y participe, tout comme, dans leur registre, Tacita Dean et Salvador Dalí­.

Le désir de connaître la vérité de l’œuvre d’art est sans doute l’un des paradoxes vitaux de la consommation artistique. D’où la tentation d’aller voir du côté de l’auteur, de l’artiste pour approcher de ce sens toujours incertain. Directement, en l’écoutant  ou indirectement, en labourant un terrain de spéculation bien connu des théoriciens de l’art sous le nom peu séduisant d’intentionnalité. Un gros mot, mais une réalité que tout un chacun, serait-ce en l’ignorant, comme Monsieur Jourdain la prose, rencontre et exerce devant l’œuvre. Qu’est-ce donc que l’artiste a voulu dire ? Un demi-siècle de formalisme, accordant l’autonomie à l’œuvre, considérée comme se suffisant à elle-même, a laissé la question aux traditionalistes. Précisons que l’intention se trouve sans doute dans le projet de l’artiste tel qu’il peut le restituer, quand l’intentionnalité est « dans » l’œuvre et la dépasse comme le fait sa signification, son sens. Seulement voilà, les œuvres sont des objets de connaissance bien particuliers… S’attaquant au sujet sans détour dans L’œuvre d’art et ses intentions, Alessandro Pignocchi, chercheur, et par ailleurs illustrateur, envisage la question à partir de ce qu’il décrit comme l’expérience concrète des œuvres. Il rappelle en introduisant son livre que « l’expérience de toute œuvre d’art prend nécessairement forme autour d’une reconstruction mentale de la démarche de l’artiste » (p. 18). Et d’étudier, partant des qualités signifiantes du trait dessiné et avec cette sorte de naïveté construite de la démarche expérimentale, « [en empruntant] des idées à toutes disciplines s’intéressant à l’art (la sociologie, la psychologie, la philosophie, l’histoire, l’anthropologie, etc.) » (p. 42). En première partie, Pignocchi balaye ce qu’il nomme la position émotionnaliste, qui veut réduire la réception esthétique au seul transport intuitif du plaisir. Le risque, et sans doute le mérite du livre, en s’appuyant sur les œuvres plastiques mais aussi les faits de langage commun et de la littérature, est de tenter d’arbitrer entre cette cause perdue de la pure appréhension sensible et celle du rapport fondé sur un savoir externe, historique, conceptuel, référentiel. Dès lors, le projet du volume se dit en ces termes : « Pourquoi et comment une information peut-elle enrichir l’expérience de l’œuvre ? » (p. 41).

Interprétation et évaluation
La psychologie cognitive sert ensuite de guide à la démarche, isolant le spectateur dans sa belle solitude. Et c’est d’ailleurs un reproche de fond à adresser à la démonstration : comment passer de l’un au multiple, car nous savons bien – et Alessandro Pignocchi aussi quand il évoque les « connaissances partagées » au sein du public –, que la question de l’interprétation comme celle de l’évaluation ne saurait se former finalement sans contexte socio-culturel, ne saurait se formuler que si elle est l’objet, sinon d’un accord, au moins d’un partage. Il y aura donc encore beaucoup à faire pour passer de l’objet d’une psychologie cognitive à une « politique de l’art », dirait-on pour démarquer Rancière. Reste cependant la ressource d’aller voir du côté de l’artiste. C’est, pourrait-on présumer, l’objet explicite de la collection Que dit l’artiste ?, initiée aux Presses de l’école supérieure des beaux-arts de Strasbourg. Avec une anthologie de textes de Tacita Dean (l’artiste anglaise qui occupe Turbine Hall à la Tate Modern à Londres jusqu’au 21 avril 2012), le volume conduit le spectateur bien loin d’une explication de l’œuvre, mais dans une entreprise parallèle, même quand elle recoupe de près telle œuvre précise, ou que l’artiste à l’occasion d’entretiens commente son œuvre. Le livre réunit en effet trente textes entre 1992 et 2011, où l’on retrouvera comme en écho les enjeux de l’artiste, les récits, les mémoires, les disparitions, les films… Tacita Dean, citée par Jan Svenungsson, préfacier du volume et lui-même artiste, note : « Je suis très bonne pour la narration, beaucoup moins pour expliquer pourquoi je fais les choses .» On devra la contredire sur ce second point : en laissant en effet souvent la place au récit, elle « dit » beaucoup de son œuvre.

Encore un écrit d’artiste qui décidément ne dévoilera rien directement de son intention : les éditions Allia ont une nouvelle fois une belle inspiration en republiant un texte vigoureusement rebelle. Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet, publié chez Pauvert en 1963, écrit en 1938, est le fait de Salvador Dalí. On sait de l’improbable académicien qu’il écrivit beaucoup, jouant (et surjouant) le jeu de l’écrit d’artiste avec La Vie secrète de Salvador Dalí (1942) ou son Journal d’un génie (1964). Son « Millet » tient de l’enquête d’historien d’art expert, croisé d’un interprète éclairé par les singulières lueurs de la méthode paranoïaque critique. Ici encore, on trouve en suivant des détours souvent saisissants de quoi reconstruire des intentions de l’artiste, non sans effort de réinterprétation comme Catherine Millet le fit brillamment (lire JdA 230, en 2006).

Alessandro Pignocchi, L’Œuvre d’art et ses intentions, préface de Jean-Marie Shaeffer, 2012, Paris, éditions Odile Jacob, 240 p., 24,90 €, ISBN 978-2-7381-2714-3

Tacita Dean, écrits choisis 1992-2011, traduit par Anne Bertrand, Claire Bonnifay et Jeanne Bouniort, 2011, Strasbourg, éditions de l’école supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, col. Que dit l’artiste ? 184 p., 15 €, ISBN 978-2-911230-86-0

Salvador Dali, Le mythe tragique de l’Angélus de Millet, 1963, réédition 2011, Paris, éditions Allia, 144 p., 12 €,, ISBN 978-2-84485-418-6

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°362 du 3 février 2012, avec le titre suivant : Attention, intentions !

Tous les articles dans Médias

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque