Art moderne

Aragon en idéologue

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 5 juillet 2011 - 696 mots

Un ouvrage réunit l’intégralité des écrits sur l’art signés par le poète, et confirme son point de vue parfois très dogmatique.

« Chaque moyen d’expression a ses limites, ses vertus, ses manques. Rien n’est plus arbitraire que d’essayer de substituer la parole écrite au dessin, à la peinture. Cela s’appelle la critique d’art et je n’ai pas conscience d’en être coupable ici. » En 1945, alors qu’il rédige un livre sur Matisse, le poète Louis Aragon (1897-1982) semble vouloir se dédouaner de pratiquer ce genre d’écriture si spécifique. Mais celui qui a toujours été mêlé, de près ou de loin, à l’art, par ses amitiés avec les surréalistes, par son engagement politique communiste mais aussi par les sujets de certains de ses romans, traitant de Géricault ou de Courbet, peut-il être vraiment considéré comme un critique d’art ? N’a-t-il pas plutôt été un simple chroniqueur, certes brillant, au cours d’un siècle où la vie artistique a été bouleversée par les guerres ? 

Partialité assumée
L’ouvrage Louis Aragon, écrits sur l’art moderne, dirigé par Jean Ristat, un proche d’Aragon, réunit l’intégralité de la grande mosaïque de textes, aujourd’hui souvent introuvables, publiés dans des gazettes ou dans la revue Les Lettres françaises. Des billets courts ou longs récits de vernissages décalés, dont l’un rédigé avec l’extravagante baronne Deslandes, mais aussi de longues préfaces de catalogues. Cette précieuse compilation  permet enfin de juger sur pièces l’attitude du poète vis-à-vis de l’art de son temps. En 2010, une exposition, présentée au Musée de la Poste, à Paris, avait ouvert le débat. 

Présenté de manière chronologique et introduit par Jacques Leenhardt, directeur d’études à l’École pratiques des hautes études en sciences sociales, « cet éparpillement événementiel de la critique d’art », selon les termes du préfacier, tisse aussi le récit de la vie intellectuelle et artistique du siècle. Y passe Picasso, ami fidèle, ou Braque, rétif lors d’un entretien réalisé en 1923 et au cours duquel le peintre refuse de se livrer, martelant : « Je ne veux pas être un homme public. » Mais au fil des pages émerge aussi la spécificité d’Aragon en observateur des arts. L’écrivain n’émet jamais de jugement esthétique sur les œuvres. Ce qui compte à ses yeux, c’est l’engagement de l’artiste. D’abord du côté du surréalisme, puis dans le combat qu’il mène à partir de 1936 en faveur du réalisme, dans l’art comme dans la vie. Aragon enfourche ce cheval de bataille quitte à soutenir des artistes tel Jules Lefranc, que la postérité n’a pourtant guère retenu. Inévitablement, l’abstraction ne peut avoir de place.

« L’académisme revient déguisé en avant-garde. À quand le Prix de Rome du néant ? », écrit Aragon, pratiquant une partialité assumée, un dogmatisme sans vergogne. Il juge l’homme plus que l’artiste, l’idée de la peinture plus que sa qualité picturale. Courbet, le meneur de la Commune, est une référence incontournable de son analyse critique. Ses fréquents séjours en URSS lui offrent aussi l’occasion de chroniquer l’art soviétique et son réalisme, pourtant peu inspiré, avec lequel il garde parfois ses distances. Le peintre André Fougeron, jadis encensé quitte à être à contre-courant, est cloué au pilori dès lors qu’il s’écarte du sacro-saint réalisme. La politique n’est donc jamais loin de l’esthétique. Aragon n’hésite pas à exhorter les artistes à assumer cette responsabilité. Se faisant volontiers péremptoire lorsqu’il s’adresse aux peintres, lors d’une intervention publique en 1936 : « Pas plus que les écrivains vous ne devez rester des amuseurs ; pas plus qu’eux l’oreille vous ne flatterez désormais, vous les yeux, croyez-moi, le moment est venu de vous parler comme des hommes. Vous ne décorerez plus d’arabesques anodines les palais des puissants. […] vous allez bâtir le monde nouveau, peintres. Cela vaut assurément de réviser vos idées. » Au cours des années 1960, son jugement évoluera, sans pour autant renier les engagements du passé. Mais les amitiés d’antan, avec Picasso, Léger ou Ernst – qu’il aura été l’un des premiers à défendre – reprendront le dessus. Dans une veine plus poétique qui achèvera de l’éloigner de l’exercice de la critique d’art. 

Louis Aragon, Ecrits sur l’art moderne, sous la direction de Jean Ristat, 2011, éd. Flammarion, 720 p., 35 €, ISBN 978-2-0812-4084-1.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°351 du 8 juillet 2011, avec le titre suivant : Aragon en idéologue

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