Galerie

XXE SIÈCLE

Soutter entre ombre et lumière

Par Henri-François Debailleux · Le Journal des Arts

Le 16 septembre 2020 - 800 mots

La galerie Karsten Greve a réuni une vingtaine de peintures et dessins réalisés par Louis Soutter entre 1937 et 1942, parmi lesquels de rares dessins au doigt. Une œuvre à la fois singulière et prégnante.

Paris. Louis Soutter (1871-1942) n’a jamais été là ni où on l’attendait, ni là où il se pensait. Il commença sa carrière par le dessin. Mais c’est la musique qui l’intéressait. À 25 ans il partit aux États-Unis, à New York puis à Colorado Springs pour rejoindre Madge, sa future femme. Là-bas il sera nommé directeur du département des Beaux-Arts du Colorado College. Mais tout va vite s’effondrer. Madge divorce, il se fait virer de l’université, attrape le typhus et rentre en Suisse en 1903, amaigri, étourdi, détruit. Cependant, même sans le sou Soutter reste un dandy toujours soucieux de ses tenues vestimentaires et de l’élégance, quelquefois relative, de ses comportements.

Quelques années plus tard il devient premier violon dans l’Orchestre symphonique de Genève, mais dès 1915 il en est congédié. Il joue alors dans de petits orchestres qui accompagnent la diffusion des films muets. Mais soit il joue trop fort, soit il s’arrête de jouer au milieu de la partition, ce que les chefs d’orchestre apprécient modérément. Nouvelle chute, accumulation de dettes et marginalité le conduisent directement, en 1923, à 52 ans, à l’hospice de Ballaigues, un village isolé du canton de Vaud. Il y restera dix-neuf ans, jusqu’à sa mort en février 1942, à l’âge de 71 ans. Tout au long de cette période Soutter ne va cesser de dessiner, sautant tel un affamé sur tous les supports possibles. Notamment sur des cahiers qui, sitôt remplis, s’accumulent dans sa chambre – et pourtant dont il reste peu de choses aujourd’hui. Mais en 1939, Soutter est atteint d’arthrose et commence à perdre la vue. Il abandonne alors crayons et pinceaux et se met à peindre avec les doigts. C’est cette période, dite des « dessins au doigt » que Karsten Greve a choisi pour la première exposition de l’artiste qu’il organise à Paris après l’avoir déjà montré deux fois, la première dans sa galerie de Cologne en 1998, la seconde dans celle de Saint-Moritz en Suisse en 2011.

Composée d’une vingtaine d’œuvres parmi lesquelles deux, les plus anciennes, datent de sa période plus « maniériste » (Les Premières Primevères de 1926 et La Fête des vignerons de 1927), marquant distinctement l’écart stylistique, la sélection débute par Le Tournant. De par son incroyable force, accrochée toute seule sur un mur de près de 8 m de long qu’elle irradie complètement, cette petite huile et gouache sur papier (58 x 44,2 cm) de 1939 fait l’effet d’un coup de poing et donne véritablement le tournis. Elle évoque deux personnages, un homme et une femme, en ombres très noires sur fond de ciel bleu gris et de champ ocre sourd, qui se tournent le dos et semblent se quitter sur cette extinction des couleurs, ce crépuscule chromatique. Car Le Tournant [voir ill.], qui a également induit le titre de l’exposition : « Un présage », annonce en effet une rupture, celle que va constituer la Seconde Guerre mondiale et, en conséquence sans doute, celle de ce couple dont les mains en l’air semblent plus évoquer un adieu qu’un « au revoir ».

Une présence primitive

Judicieuse introduction, Le Tournant donne d’emblée le ton de l’ensemble dominé par ces œuvres sombres qui, dans un accrochage très aéré, rayonnent par leur densité et la formidable présence des personnages qu’elles dressent de manière très frontale, presque primitive, au premier plan. Une présence corrélative à l’implication physique de l’artiste – ses doigts – qui permet un contact direct, presque charnel avec les figures en train de se dessiner et qui autorise une rapidité d’exécution propre à les rendre encore plus dynamiques, vibrantes et énigmatiques. Brutes également, mais pas au sens de l’art brut auquel Louis Soutter, indéniablement singulier, fut un temps, à tort, assimilé. Même Dubuffet avait hésité à classer sous son label cet artiste qui, toute sa vie, son internement compris, a entretenu de nombreux échanges avec différents intellectuels et artistes, de Le Corbusier dont il était cousin à Jean Giono en passant par les frères Vallotton. D’ailleurs, bien plus que sous cette tendance de l’art brut, c’est pour son évidente modernité qu’il faut regarder cette œuvre qui, tel un « présage » justement, semble annoncer l’expressionnisme allemand des années 1980, notamment celui d’un Penck.

De 300 000 à 600 000 euros, les prix semblent de prime abord assez élevés. Karsten Greve précise qu’il a mis une quinzaine d’années à réunir un tel ensemble d’œuvres. Celles-ci sont difficiles à trouver car Soutter a produit peu de dessins au doigt (environ 350). En outre, la plupart d’entre eux ayant été donnés à des musées par la succession de l’artiste, il en reste aujourd’hui un faible nombre sur le marché.

 

 

Louis Soutter, un présage,
jusqu’au 12 octobre, galerie Karsten Greve, 5, rue Debelleyme, 75003 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°551 du 18 septembre 2020, avec le titre suivant : Soutter entre ombre et lumière

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