Enquête

Les experts relativisent l’analyse scientifique

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 18 février 2005 - 1064 mots

Les examens pratiqués par les laboratoires pour l’authentification des œuvres d’art suscitent encore les réticences des professionnels du marché de l’art.

Traiter de l’analyse scientifique est un exercice pirandellien. Des laboratoires aux professionnels du marché, chacun avance sa vérité. Pour les laboratoires, l’analyse serait un auxiliaire essentiel de l’expertise. Du côté des professionnels, l’œil prime car les analyses se révèlent souvent parcellaires, capables parfois de dater, mais pas d’authentifier.

La majorité des experts en tableaux ne procèdent qu’à des analyses lambda comme la radiographie et non à un check-up complet (1), lequel peut coûter jusqu’à 6 000 euros. « On fait plus souvent des examens sous infrarouges pour voir les signatures, précise l’expert en tableaux anciens Chantal Mauduit. Sur une année, on est amené à ne faire un examen total que d’une ou deux œuvres. » Les œuvres accompagnées de grands rapports d’analyse soulèvent parfois les réticences. « Lorsqu’on vient nous voir avec un dossier qui ne comporte qu’une analyse scientifique, j’ai plutôt tendance à me méfier. L’analyse scientifique n’est qu’une annexe », observe Thomas Seydoux, spécialiste en art moderne chez Christie’s. Les conditions de vente des catalogues des auctioneers soulignent d’ailleurs le peu de cas qu’ils font de ces recherches. On ne peut leur reprocher de ne pas avoir utilisé des analyses scientifiques, qui auraient été trop coûteuses, peu pratiques ou nuisibles à l’intégrité des œuvres (2). C’est pourtant grâce à une analyse scientifique menée en 1995 par Libby Sheldon, de l’University College de Londres, que la Jeune fille au Virginal de Vermeer, adjugée 30 millions de dollars en juillet 2004 par Sotheby’s, a été « réhabilitée ». L’examen des pigments et de la trame de la toile a permis d’établir un parallèle avec la Dentellière conservée au Musée du Louvre. Le Dartmouth College (Hanover, New Hampshire, États-Unis) a de son côté mis en place un programme informatique permettant de déterminer si les coups de brosse d’un tableau sont bien du peintre auquel il est attribué (lire ci-dessous). Mais pour l’heure, algorithmes et outils statistiques ne sont pas en mesure de supplanter l’expérience des experts !

Responsabilité de l’expert
Dans le maquis de l’archéologie, l’analyse scientifique est à prendre avec des pincettes. Les tests de thermoluminescence sont d’une fiabilité relative, avec une marge d’approximation de 20 %. Certaines pièces peuvent être constituées à partir d’éléments originels broyés en poudre et coagulés à froid. De telles contrefaçons sortent vierges d’une analyse de thermoluminescence car la cuisson est ancienne même si la pièce a été remodelée. Les faussaires peuvent aussi déjouer ces tests en rechargeant la terre de rayons gamma, ce qui ajoute artificiellement plusieurs centaines d’années. D’après Francine Maurer, directrice du laboratoire très réputé Alliance Science Art (ASA), la thermoluminescence doit être couplée à la microanalyse. « Beaucoup de marchands font de tels tests, même s’ils ne s’en servent pas comme argument de vente », souligne Francine Maurer. Refusant tout « pipo commercial », le président du Syndicat national des antiquaires, Christian Deydier, avait décidé en septembre dernier que les analyses scientifiques seraient éventuellement un supplément et non un fondement pour l’authentification des œuvres par la commission d’expertise de la Biennale des antiquaires.
La fiabilité de certains laboratoires n’est enfin pas à toute épreuve. Le Laboratoire des musées de France, le seul officiellement compétent, n’est pas ouvert au public. Les institutions britanniques, américaines ou germaniques peuvent procéder au compte-gouttes à des analyses. Mais les délais, de trois mois à un an, sont longs. Le laboratoire privé Gilles Perrault, à Buc (Yvelines), actif depuis 1984, jouit aujourd’hui d’une clientèle composée à 60 % de musées et à 20 % de marchands. « Je constate depuis le passage à l’an 2000 que les acheteurs veulent plus de sécurité, estime Gilles Perrault. De façon ténue, quelques marchands ont fait appel à l’analyse des objets d’art vers 1995, en pleine crise, pour se différencier de leurs confrères. Mais certains qui me font travailler continuent à claironner que ce type d’analyse ne sert à rien. » Les analystes tentent-ils de se substituer aux experts ? « Absolument pas, affirme Gilles Perrault. On agit comme des radiologues, mais le médecin, c’est l’expert. Il est exclu qu’un laboratoire fasse de son propre chef des certificats d’expertise. Dans mes rapports, je précise que les données ne sont pas compatibles avec la production de l’artiste présumé à l’époque présumée. » Une rhétorique que les experts jugent facile car l’analyste ne se « mouille » pas. L’expert, lui, doit engager sa responsabilité, du moins dans la législation française.

(1) exposition aux ultraviolets, infrarouges, radiographies, coupes microscopiques, relevés des liants et des couleurs, analyse élémentaire des grains prélevés dans les couches stratigraphiques de la peinture.
(2) « This warranty does not apply […] where correct identification of a lot can be demonstrated only by means of either scientific process not generally accepted for use until after publication of the catalogue or a process which at the date of publication of the catalogue, was unreasonably expensive or impractical or likely to have caused damage to the property. » (Conditions of sales, Christie’s)

Le Boulle project

Jean-Nérée Ronfort et Jean-Dominique Augarde, spécialistes en mobilier XVIIIe-XIXe et créateurs d’un Centre de recherches historiques sur les maîtres ébénistes, se sont attelés depuis vingt ans au catalogue raisonné de l’ébéniste français André Charles Boulle. Le duo a notamment cherché à définir des critères scientifiques permettant d’authentifier et de dater ses meubles. « Il s’agit de mettre de l’ordre dans la chronologie de Boulle, d’étudier les œuvres sûres, mais aussi le Boulle revival du XIXe siècle qui a abouti à la restauration des œuvres, à la copie ou à la transformation », explique Jean-Nérée Ronfort. Le Boulle Scientific Project s’est mis en place en lien avec la Wallace Collection (Londres). Les composantes les plus infimes de deux cabinets à l’attribution controversée ont été minutieusement analysées. Le tandem s’est adressé aux plus grands scientifiques comme Peter Klein de l’université de Hambourg pour la dendrochronologie (1) ou Frank Preusser, ancien directeur du laboratoire de la Fondation Getty (Los Angeles) pour l’analyse des pigments. Les résultats, centralisés par Jean-Nérée Ronfort, ont validé l’authenticité des cabinets. « Il serait bon de pratiquer cette méthode pour des meubles de Cressent, Latz ou Levasseur, estime Jean-Nérée Ronfort. Les analyses peuvent être adaptées à chaque meuble, chaque cas, chaque période. Dans notre centre de recherche, les analyses sont toujours confrontées aux documents historiques. »
(1) méthode de datation du bois.

Des pierres sous surveillance

Dans le domaine des bijoux, l’analyse scientifique est un passage quasi obligé. « Aujourd’hui, on est amené à certifier même les pierres de petite taille ou de faible qualité. Les laboratoires sont devenus des auxiliaires de vente indispensables », souligne Héja Garcia-Guillerminet, directeur adjoint du Laboratoire français de gemmologie. De son côté, l’expert Emeric Portier procède à des observations complètes seulement pour des gemmes dont la valeur dépasse 2 000 euros. Pendant longtemps les pierres synthétiques étaient les bêtes noires à identifier. Les « traitements » représentent aujourd’hui le souci majeur. Le chauffage, technique traditionnelle pour donner plus de densité à la couleur d’une pierre, est toléré, bien qu’il provoque une décote de 10 à 20 %. D’autres interventions plus insidieuses ne le sont pas. La provenance est depuis vingt ans le dada des amateurs européens. « Les prix peuvent passer du simple au double selon l’origine, remarque Emeric Portier. Mais attribuer une importance à l’origine tue la poésie de la pierre. » On s’étonne d’ailleurs qu’une telle analyse se révèle déterminante alors que les résultats des laboratoires peuvent parfois se contredire. « Il est vrai qu’il peut y avoir des variantes d’un laboratoire à un autre pour l’analyse des résultats lorsqu’on se trouve face à des facéties de la nature, admet Héja Garcia-Guillerminet. Mais, dans 75 % des cas, on est face à des cas typiques. » Les établissements internationaux s’efforcent d’harmoniser leurs nomenclatures pour éviter les différences de diagnostic.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°209 du 18 février 2005, avec le titre suivant : Les experts relativisent l’analyse scientifique

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