Bande dessinée - Droit

ART EN DROIT

Les dessins érotiques de Moebius objets d’un conflit de propriété

Succession Moebius, la Cour de cassation inverse la charge de la preuve

Par Pierre Noual, avocat à la cour · Le Journal des Arts

Le 16 octobre 2025 - 1000 mots

La Cour affirme que celui qui a reçu une œuvre en qualité de détenteur précaire ne peut se prévaloir de la prescription acquisitive que s’il prouve que l’œuvre lui a bien été donnée.

Paris. Dans le cadre d’une succession, les héritiers ou ayants droit peuvent exercer une action en revendication lorsqu’une œuvre ou un bien appartenant au défunt est détenu par un tiers. Celui-ci fait alors bien souvent appel au célèbre alexandrin de l’article 2276 du Code civil selon lequel « en fait de meuble, la possession vaut titre ». Encore faut-il, lorsque le détenteur invoque un don manuel, que les conditions de ce transfert de propriété soient rigoureusement prouvées. En cas de remise initiale à titre précaire (prêt, dépôt), c’est au détenteur de rapporter la preuve d’une inversion du titre, c’est-à-dire de la transformation de la détention en possession à titre de propriétaire. Cette dichotomie est au cœur d’un arrêt de la Cour de cassation du 4 juin 2025.

Jean Giraud, alias Moebius ou GIR (voir ill.), est considéré comme l’un des dessinateurs francophones majeurs du XXe siècle avec sa bande dessinée Blueberry (avec Jean-Michel Charlier) et cofondateur du célèbre magazine Métal Hurlant. À son décès, en mars 2012, le dessinateur a notamment laissé pour ayant droit son épouse, également gérante de la société Moebius Production à laquelle Giraud avait cédé les droits d’exploitation de ses œuvres graphiques. Alors que l’inventaire successoral était en cours, la veuve a découvert en octobre 2012 que huit dessins en noir et blanc à connotation érotique et un dessin représentant un jazzman, tous signés de Moebius, allaient être mis à l’encan par Artcurial.

Jean Giraud, dit Mœbius, en dédicace à la Japan Expo de Paris en 2008. © Guillaume Jacquet, CC BY-SA 3.0
Jean Giraud, dit Mœbius, en dédicace à la Japan Expo de Paris en 2008.

Celle-ci a alors déposé une plainte pénale pour vol, recel de vol et contrefaçon. Mais l’enquête a révélé que Artcurial avait reçu un mandat de vente d’une collectionneuse… qui n’était autre que la marraine de l’un des enfants de Jean Giraud. La plainte a été classée sans suite et les neuf dessins ont été restitués à la marraine. N’ayant pu en obtenir le retour amiable, la veuve et la société ont alors engagé une action en revendication en septembre 2016 à l’encontre de celle-ci pour 72 dessins de Moebius, dont les fameux neuf dessins.

Le 14 juin 2018, le tribunal de grande instance de Paris a jugé l’action recevable, mais l’a rejetée sur le fond, faute de preuve du vol des œuvres par la collectionneuse. Loin d’être découragées, la veuve et la société ont fait appel. Le 19 janvier 2022, la cour d’appel a confirmé la recevabilité de l’action pour 63 œuvres dont la date de découverte du vol n’était pas établie, mais a jugé l’action irrecevable pour les neuf dessins découverts en octobre 2012 car prescrite. En effet, l’alinéa 2 de l’article 2276 du Code civil prévoit que « celui qui a perdu ou auquel il a été volé une chose peut la revendiquer pendant trois ans à compter du jour de la perte ou du vol, contre celui dans les mains duquel il la trouve », sauf si la personne est de mauvaise foi. N’ayant pu prouver cette dernière, l’action avait bien été introduite au-delà du délai de trois ans.

Les juges d’appel, contredits en cassation

Malgré cette prescription, les juges d’appel ont tout de même relevé que la collectionneuse était entrée en possession des œuvres par un don manuel (de la main à la main) de Moebius. À ce titre, elle bénéficiait de la présomption de l’article 2276 du Code civil, celle-ci pouvant être renversée par la veuve et à la société à la condition de rapporter la preuve de l’absence de don manuel ou de prouver que la possession invoquée ne réunissait pas les conditions légales pour être efficace. Celles-ci n’ayant pu démontrer ni l’une ni l’autre, elles ont donc été déboutées. La veuve et la société se sont donc pourvues en cassation.

Grand bien leur a pris, car le 4 juin 2025, la Cour de cassation a affirmé que « celui qui a reçu la chose en qualité de détenteur précaire ne peut se prévaloir de la prescription acquisitive que s’il prouve l’inversion de son titre ». Or « après avoir constaté que [la collectionneuse] avait reconnu, au cours de l’enquête, que les dessins lui avaient été initialement remis à titre précaire, en exécution d’un dépôt, avant de lui être donnés, la cour d’appel a[vait] inversé la charge de la preuve ». Un tel renversement de la charge de la preuve est loin d’être négligeable pour la veuve et la société même si elle ne présage rien de la solution à venir puisque la cour d’appel de Paris va devoir rejuger l’affaire. C’est désormais à la collectionneuse de démontrer la régularité de sa possession.

On le devine : le choix des mots a son importance et il semble des plus prudents d’invoquer un don manuel plutôt qu’une détention précaire. Il en va du sort de la charge de la preuve. Il est vrai que l’art est une terre de jeux pour l’article 2276 du Code civil. La Cour de cassation a ainsi pu estimer, le 22 mars 2012, que les ayants droit d’un galeriste, à qui avaient été remises des œuvres d’Alexandre Calder en vue de leur commercialisation éventuelle, ne pouvaient invoquer le bénéfice de la présomption en raison d’une détention précaire. Allant encore plus loin, elle a pu admettre, le 15 mai 2024, que la preuve d’une possession viciée était suffisante pour faire droit à l’action en revendication dirigée par les héritiers d’Henri Matisse contre un tiers tirant ses droits d’un prétendu dépositaire.

En attendant l’arrêt de renvoi dans la présente affaire, il convient de noter que celle-ci s’inscrit dans une stratégie plus large de la succession Moebius qui agit depuis une dizaine d’années pour reconstituer le patrimoine du défunt dessinateur. Le 20 février 2019, la Cour de cassation a d’ailleurs pu faire droit à la demande de restitution des planches réalisées par Moebius pour l’univers graphique de l’adaptation cinématographique avortée du roman Dune de Frank Herbert par le Franco-Chilien Alejandro Jodorowsky. En serait-il de même pour ces neuf dessins ?

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°662 du 3 octobre 2025, avec le titre suivant : Succession Moebius, la Cour de cassation inverse la charge de la preuve

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