Ventes aux enchères

Le marché de l’estampe, un domaine pour amateurs avertis

Par Nicolas Powell · L'ŒIL

Le 1 mars 2003 - 1572 mots

La méfiance avec laquelle on accueillait naguère l’estampe n’est plus de mise. Aujourd’hui, elle a reconquis son statut d’œuvre originale, quoique multiple. Qu’elle soit ancienne ou contemporaine, son prix dépasse parfois celui de certaines toiles mais, comme pour la peinture, tout est fonction de la cote de l’artiste.

Fraîchement adoubées d’un épais lavis brun par l’artiste espagnol José Maria Sicilia, les feuilles sèchent, lentement, suspendues comme autant de linge à des ficelles zigzaguant au-dessus des presses d’imprimerie. Installé près de la tour Montparnasse, l’atelier de Michael Woolworth, un Américain à la tête de sa propre société d’édition depuis dix-huit ans, sent bon la peinture et l’huile de lin.
Longtemps considérée comme un parent pauvre ou un simple ersatz du tableau, l’estampe commence enfin à gagner ses lettres de noblesse en France. Quelques marchands spécialisés dans l’estampe ancienne et moderne proposent leur expertise aux amateurs qui, mal ou peu conseillés, peuvent s’exposer à de fort mauvaises surprises. L’estampe contemporaine, elle, vit grâce au travail d’un petit nombre d’imprimeurs, d’éditeurs et d’artistes prêts à délaisser la peinture ou la sculpture pour la lithographie, le burin ou la pointe sèche.

Woolworth travaille avec une quinzaine d’artistes, dont les estampes tirées à quinze, vingt ou trente exemplaires se vendent de 300 à plusieurs milliers d’euros. « Je préfère les artistes qui n’ont jamais fait d’estampes ou qui se méfient du médium. Car ils ont une approche neuve et font le travail le plus intéressant », commente Woolworth.

Également éditeur – mais pas imprimeur  –, Catherine Putman travaille du côté des Invalides. Les murs de son spacieux appartement sont ornés, entre autres, d’estampes de Bram van Velde (entre 690 et 2 290 euros), de Claude Viallat, dont les prix se situent autour de 500 euros et de Georg Baselitz (entre 400 et 4 000 euros). Le prix de l’estampe étant fixé en fonction de la cote générale de l’artiste.

Comme Michael Woolworth, Catherine Putman entreprend avec les vingt-cinq artistes qu’elle représente un travail souvent de longue haleine. Un travail qu’elle veut de grande qualité, reposant sur un dialogue entre l’artiste et l’éditeur. « Il faut distinguer l’estampe de reproduction d’un tableau, où l’artiste n’intervient pas, même s’il la signe, car il n’y a pas de création, explique-t-elle. Ce genre d’estampe n’est pas admis dans les foires. »

La vraie estampe, en revanche, est tout à fait autre chose. « C’est une œuvre originale, tirée à plusieurs exemplaires, où l’artiste fait acte de création, poursuit Catherine Putman. De telles œuvres ne sont pas des sous-produits. Mais elles se vendent à des prix très raisonnables et permettent à l’amateur d’accéder à des artistes souvent importants. »

Au manque de discernement entre la simple reproduction et l’œuvre originale, à la méfiance engendrée par des prix souvent abordables, viennent s’ajouter les conséquences de l’emballement du marché de l’estampe pendant les années 1970.

« Il y a une trentaine d’années, un souci de la démocratisation de l’art a mené à des abus, à des excès de production. Le marché s’est effondré, explique Catherine Putman. Aujourd’hui, on va vers des tirages plus petits, des exigences de qualité plus importantes. »
Avec l’estampe moderne, qui va approximativement de l’impressionnisme aux années 1970, on entre dans un domaine encore plus complexe que celui de l’estampe contemporaine.
« C’est un secteur plus sophistiqué, où il faut être un peu parrainé pour savoir, par exemple, ce qu’est une aquatinte, un burin, une eau-forte, une lithographie, une manière noire », estime Yves Lebouc, directeur avec son fils Marc de la galerie la Bouquinerie de l’Institut, 12 rue de Seine, spécialisée dans les estampes de l’impressionnisme à nos jours. « Il n’y a pas meilleure école qu’une galerie pour voir ce qu’est la gravure. Et seulement après avoir beaucoup regardé, devrait-on prendre la décision d’acheter. »

La gravure est un domaine pour amateurs avertis. « Le client a généralement une idée précise, à l’avance, de ce qu’il cherche, précise Yves Lebouc. Certains collectionneurs passionnés achètent par rapport à une époque définie, ou un sujet précis. En effet, la gravure ne nécessite pas forcément un gros budget et donne beaucoup de plaisir. On peut commencer par constituer une collection thématique : les fleurs, les animaux, et, avec le temps, aborder des sujets plus conséquents, des artistes de renommée. »

Pour ces derniers, en effet, il vaut mieux avoir le portefeuille bien rempli, des gravures de Picasso pouvant par exemple valoir bien plus que le tableau d’un bon artiste contemporain. À la différence de l’estampe contemporaine, les gravures que l’on peut qualifier d’interprétation sont beaucoup mieux cotées. Ainsi, en bon état, une lithographie par Sorlier de la série Nice de Chagall vaudrait autour de 10 000 euros. Et une aquatinte par Crommelynck d’un tableau de Braque ou de Picasso peut, dans certains cas, valoir plus qu’une gravure originale de l’un ou l’autre artiste. Yves Lebouc s’intéresse également à l’estampe contemporaine. Il édite depuis douze ans les gravures de l’artiste d’origine russe Yuri Kuper – une trentaine de sujets dans des tirages de vingt-cinq ou trente exemplaires, à des prix tournant autour de 1 200 euros. Par une ironie de l’histoire, les locaux de la Bouquinerie de l’Institut abritaient au début du XXe siècle la galerie de Victor Prouté, bouquiniste, brocanteur et grand amateur de gravures, ami d’Anatole France. Après avoir perdu son stock lors de la crue de la Seine de 1910, Victor Prouté déménagea au 74 de la même rue où ses descendants exercent encore. Aujourd’hui consacrée pour moitié au dessin, pour moitié à l’estampe du début du XVIe siècle au XXIe siècle, la galerie Prouté est parmi les premières au monde.

« Pour la gravure ancienne la notion de qualité est primordiale », explique Sylvie Prouté, l’arrière-petite-fille de Victor. « Un sujet comme la célèbre Mélancolie de Dürer, par exemple, vaut plus de 100 000 euros en bon état mais seulement 10 000 euros s’il y a des défauts. » En achetant une gravure il faut également tenir compte du papier utilisé, poursuit-elle, savoir s’il s’agit d’un tirage d’époque et reconnaître l’état. Les artistes faisaient souvent des ajouts à leurs plaques et certains états des gravures sont plus prisés que d’autres.
« Comme un peintre remanie sa toile, le graveur change sa plaque », commente Annie Prouté, la sœur jumelle de Sylvie. « En général, moins d’épreuves sont tirées au début, d’où le paradoxe qu’une œuvre moins aboutie mais plus rare qu’un état plus tardif vaut parfois plus cher. »

À tous ces paradoxes de prix et à ces complexités techniques s’ajoutent des phénomènes de mode. De quoi freiner l’ardeur du néophyte. Appréciées il y a encore quelques années seulement pour leur valeur documentaire par exemple, les gravures faites d’après les chefs-d’œuvre de la peinture commencent à voir leur cote grimper. Une gravure par Jean Audran d’après Charles Le Brun vaut environ 1 500 euros, une de Jean Penne d’après Poussin autour de 600 euros.

« L’aspect technique de l’estampe rebute souvent et le fait qu’il existe plusieurs états inquiète celui qui ne comprend pas la façon dont les gravures s’élaboraient, reconnaît Annie Prouté. Plus complexe que le dessin, l’estampe passe par l’apprentissage. Mais on apprend vite, en regardant où se trouvent les différences de qualité. »

Un des clients de la galerie Prouté, Henri M. Petiet, qui était à la fois collectionneur, marchand et éditeur, laissa à sa mort en 1980 une immense collection de gravures que disperse depuis 1991 maître Jean-Louis Picard de l’étude Piasa : en juin, le commissaire-priseur en sera à sa vingt-septième vacation de la collection. Produit total jusqu’à aujourd’hui : 18,3 millions d’euros.

Vue l’expertise nécessaire pour bien acheter, il n’est pas surprenant que la majorité des clients en ventes publiques soit des marchands qui peuvent pousser les enchères très loin. La gravure la plus chère au monde en vente publique est de Picasso, La Minotauromachie (1935), eau-forte  vendue 2 150 000 francs suisses chez Cornfeld, à Berne, le 6 juin 1990. En 1997 à New York Christie’s vendit La femme qui pleure (1937), de Picasso 1 036 000 dollars. Côté maîtres anciens, le Christ présenté au peuple de Rembrandt fut adjugé 970 464 dollars chez Christie’s New York en 1991.

« Les gravures anciennes de grande qualité étant de plus en plus rares, une pièce importante est sûre d’atteindre un prix élevé », estime Liberte Nuti, spécialiste de gravures chez Christie’s Londres, qui organise deux grandes ventes d’estampes par an. « Le marché de l’estampe moderne a retrouvé ses cours d’avant le krach de 1990, les grandes tendances étant un engouement croissant depuis deux ans pour Warhol, dont les prix sont montés en flèche, et pour Picasso. David Hockney se vend bien, également, mais la cote de Frank Stella reste en-dessous de ses prix des années 1980. »

Chez Sotheby’s, l’analyse est sensiblement la même. « Les artistes contemporains qui ont une réputation internationale, comme Lucien Freud ou Damien Hirst, se vendent très bien », estime Jonathan Pratt, directeur du département des estampes de Sotheby’s Londres. « Dans le marché de l’estampe moderne, également, tout ce qui est rare commande des prix importants. Quant à l’estampe ancienne, huit ou neuf artistes tiennent le haut du pavé, tandis que les œuvres d’excellents artistes moins célèbres restent accessibles – une très bonne gravure des Flamands Bega ou Ostade du xviie siècle vaut entre 1 200 et 1 500 euros, par exemple. Mais c’est un domaine complexe. »
Une complexité qui recèle bien des trésors.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°545 du 1 mars 2003, avec le titre suivant : Le marché de l’estampe, un domaine pour amateurs avertis

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