Art déco - Galerie

ENQUÊTE

Le marché de l’Art déco sur un plateau

Par Marie Potard · Le Journal des Arts

Le 1 juin 2023 - 1289 mots

Confronté à la raréfaction des belles pièces d’avant-guerre aux prix toujours aussi élevés, le marché se tourne vers le design.

Reconstitution de la chambre du Vicomte Charles de Noailles : lit de Pierre Charreau (avant 1925), couverture de lit d'Hélène Henry, (vers 1930), tapis en laine d'Eileen Gray, chaise MF182 en noyer et en cuir (vers 1924), table/bureau MB 413 en acajou plaqué en sycomore (vers 1929), fauteuil Gondole (1922). © Galerie Maxime Flatry
Reconstitution de la chambre du Vicomte Charles de Noailles : lit (av. 1925) et chaise MF182 (c.1924) de Pierre Charreau, couverture de lit d'Hélène Henry (c.1930), tapis en laine d'Eileen Gray, table/bureau MB 413 (c.1929), fauteuil Gondole (1922).
© Galerie Maxime Flatry

Né dans les années 1910, en réaction contre l’Art nouveau, le mouvement Art déco s’épanouit pleinement dans les années 1920 et 1930, autour des notions typiquement françaises de luxe et de raffinement. Près de cent ans après, ce style aux lignes géométriques épurées est toujours aussi présent dans la décoration, comme en témoigne le terminal 1 de l’aéroport Paris-Charles de Gaulle récemment rouvert. Mais comment ce mouvement se porte-t-il sur le marché, après le pic de la fin des années 2000 ?

Prenant son envol dans les années 1970 – la mise en vente de la collection Jacques Doucet n’y étant pas étrangère –, le marché se développe considérablement à partir du début des années 1980, notamment avec l’arrivée des collectionneurs américains attirés par la richesse formelle et la variété de ce mouvement. À son plus haut niveau au moment de la vente Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé (2009), le volume de transactions s’est depuis un peu assagi. Mais pas les prix , les pièces importantes atteignant toujours des sommets. « De ce que moi je vois du marché, il est au mieux. Les clients sont importants et en quantité. Il n’y a qu’à regarder les grandes ventes de New York en décembre. Les prix y ont été extrêmement élevés et nous avons beaucoup acheté », témoigne Cheska Vallois qui règne sur le secteur depuis des années. Si le marché s’était un peu tassé il y a une dizaine d’années, « depuis quatre ou cinq ans, beaucoup de collectionneurs, notamment américains, ont eu envie de racheter du bel Art déco luxueux, particulièrement des années 1930. Le travail de main-d’œuvre y est exceptionnel ; il y a une originalité dans les formes, doublée d’un côté très actuel », commente le marchand Jacques Lacoste (Paris).

Néanmoins, si ce marché ne connaît pas de ralentissement, il a profondément évolué en vingt ans. Sur le devant de la scène dans les années 1990 et 2000, il s’est peu à peu fait voler la vedette par le design des années 1940, puis 1950… « Actuellement, Xavier-François et Claude Lalanne, et Diego Giacometti sont les dieux des maisons de ventes », relève le marchand Jacques De Vos (Paris).

Si le design fait davantage parler de lui, c’est aussi du fait de la raréfaction des pièces Art déco : d’une part, elles n’ont pas été produites en série et, d’autre part, c’est un marché restreint par essence puisqu’il couvre une courte période. « Je n’ai qu’un problème : je ne trouve pas assez d’objets à vendre », déplore Cheska Vallois. À cela s’ajoute le fait que les collectionneurs ne sont pas du tout vendeurs. « Ils adorent l’Art déco et n’ont aucune envie de le remplacer par des créations des années 1950 ou 1980. Ils essaient de rajouter des choses dans leur collection mais, en aucune manière, ils n’essaient de vendre. Absolument rien ne revient sur le marché », martèle l’antiquaire.

Les galeries d’Art déco contraintes de se diversifier

Depuis les années 1980, les Américains représentent jusqu’à 80 % de la clientèle. Pour autant, Paris continue de réunir les plus grands marchands – pas loin d’une quinzaine dans la discipline. Certes, des galeries importantes ont fermé leur porte – la galerie Makassar a fermé ses portes en 2018 ; l’Arc-en-Seine en 2021 –, mais force est de constater qu’en vingt ans, la raréfaction des pièces a bouleversé la structure du marché. Alors qu’une poignée de galeries sont restées ultra-spécialisées, à l’image de Vallois, Marcilhac ou Marcelpoil (toutes à Paris), les autres, qui ne proposaient, à leur ouverture il y a quarante ou cinquante ans, que de l’Art déco, se sont peu à peu ouvertes à d’autres spécialités, n’hésitant pas à mêler pièces Art déco et pièces design – des collections plus transversales, comme on en voit aujourd’hui. Il en va ainsi du marchand parisien Éric Philippe, spécialiste de Jean-Michel Frank ou bien de la galerie Anne-Sophie Duval (Paris). D’autres sont encore plus radicaux, comme Jean-Jacques Dutko (Paris), qui se dirige de plus en plus vers l’art contemporain. Un acteur du marché enfonce le clou : « C’est compliqué de meubler une galerie exclusivement en pièces Art déco, tout comme remplir un stand entier. » De l’autre côté de l’Atlantique, aux États-Unis, si les collectionneurs restent les plus nombreux, plusieurs galeries emblématiques ont disparu : le New-yorkais Barry Briedman a pris sa retraite et l’espace ouvert en commun avec Cheska et Robert Vallois a fermé en 2004. DeLorenzo, l’enseigne new-yorkaise de référence, est toujours là, mais elle aussi s’est diversifiée, tout comme Maison Gérard.

Quant à la relève, elle se fait timide, « les très jeunes marchands se tournent vers d’autres domaines où la trésorerie nécessaire est moindre », constate la galeriste Céline Mathivet (Paris). Un galeriste fait figure d’exception : Maxime Flatry, tout juste trentenaire, installé depuis presque un an à Saint-Germain-des-Prés – il a même participé à la dernière Tefaf de Maastricht dans la section « Showcase ». « Pour moi, ces années 1920-1930 sont complètement charnières. Ce sont les racines de la modernité et c’est cette période que j’aime et que j’ai choisi de défendre », explique le jeune marchand. Et d’ajouter : « Mon arrivée sur le marché a créé la surprise alors qu’on le pensait complètement ratissé. Mais il y a encore des découvertes à faire. Le mouvement est extrêmement riche. À moi de présenter des choses un peu différentes de ce qui est déjà montré. »

« Impossible de faire un catalogue avec seulement de l’Art déco »

Dans un premier temps aux seules mains des marchands – ce sont eux qui ont remis l’Art déco au goût du jour –, les maisons de ventes sont peu à peu entrées dans la danse. « Nous avions l’habitude d’avoir beaucoup plus accès aux collections, en particulier à celles que nous avons aidé à constituer, mais maintenant les vendeurs sont attirés par les offres alléchantes des maisons de ventes », explique Adriana Berenson, propriétaire de la galerie DeLorenzo depuis octobre 2020. « Quand on propose à un client de lui racheter une pièce cinq fois le prix, il répond toujours qu’il veut d’abord savoir combien vont lui en proposer Sotheby’s ou Christie’s », abonde en ce sens Éric Philippe, avant d’ajouter que les ventes publiques ont un peu accaparé le marché. Néanmoins, la raréfaction des pièces ne les a pas épargnées – les vacations de la fin mai à Paris étaient plutôt pauvres en la matière (sauf chez Sotheby’). Aussi, si auparavant, il existait, d’un côté, les ventes Art nouveau et Art déco, et de l’autre, les ventes de design d’après-guerre, « aujourd’hui, il n’y a plus de vacation dédiée, car c’est impossible de faire un catalogue avec seulement de l’Art déco », affirme l’experte Amélie Marcilhac.

Quant aux foires, aujourd’hui, elles constituent moins un canal de vente qu’une vitrine. « Depuis le Covid-19, elles marchent moins bien et ont perdu des parts de marché. Les clients privilégient les galeries, probablement parce qu’ils ont aimé ce lien de proximité qui s’est accentué pendant la pandémie. Ils ne voyagent plus autant qu’avant », observe Céline Mathivet. « C’est très dur en foire. Les marchands défendant l’Art déco se réduisent à peau de chagrin », confesse Jacques De Vos, qui n’y participe plus depuis 2008. Et même si plusieurs galeries ont intégré récemment Tefaf de Maastricht, à l’instar de Marcelpoil, Marcilhac ou Chastel-Maréchal (Paris), « les affaires n’ont pas été très bonnes », a murmuré un exposant lors de la dernière édition.

Dernière tendance et non des moindres, ce marché rencontre actuellement une évolution structurelle de sa clientèle. « Depuis le début, nous travaillons énormément avec l’Amérique. Mais depuis, je dirais cinq ans, cela s’est développé davantage en Europe. Nous avons agrandi notre cheptel de collectionneurs », remarque Cheska Vallois. « Ce marché n’est absolument pas mort ni démodé. Il rencontre même une clientèle plus jeune actuellement », reconnaît Éric Philippe.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°612 du 26 mai 2023, avec le titre suivant : Le marché de l’Art déco sur un plateau

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