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Les agences d’ingénierie culturelle s’imposent

Le boom des agences d'ingénierie culturelle

En trente ans, une multitude de petites agences privées ont été créées pour accompagner les musées dans le développement de leurs activités. Un secteur encore jeune où les offres se structurent progressivement

Le développement exponentiel des expositions et lieux d'art en France depuis une trentaine d'années a entraîné la création de nombreuses agences de conseil. Celles-ci interviennent à tous les niveaux d'un projet, en particulier en amont, au stade même de sa définition. A l'inverse, les musées peinent à fédérer la commercialisation de leur savoir-faire, tandis que les Villes renâclent à externaliser la gestion des lieux patrimoniaux.

Dans le secteur audio-visuel, l’importance économique des sociétés de production est connue. La télévision publique passe contrat avec des producteurs qui réalisent et commercialisent des programmes. Dans le secteur de la musique enregistrée, les maisons de disques, à des échelles variables, tiennent les clés de la production artistique. Mais dans le secteur muséal et patrimonial, la puissance publique jouit encore d’une place prépondérante. Pourtant, aux côtés des collectivités et des musées emblématiques de notre patrimoine national se multiplient depuis une trentaine d’années des structures privées : les agences d’ingénierie culturelle. Ces cabinets de conseil, souvent des TPE (très petites entreprises), ont un poids économique relatif mais une importance stratégique fondamentale. Plus aucun grand projet artistique, dans le domaine des arts visuels, du patrimoine ou des musées n’a lieu en France sans l’intervention d’un ou de plusieurs d’entre eux.

1986, Claude Mollard crée ABCD-Culture
Entre 1982 et 1986, Jack Lang fait doubler le budget du ministère de la Culture. Au rôle politique et symbolique de la culture s’ajoute un poids économique nouveau. Des équipements importants sont créés ou rénovés (Louvre, Bibliothèque nationale de France) et les institutions se voient dotées de budgets qu’il faut allouer à bon escient, contrôler et justifier. Cette dynamique permet l’éclosion d’une offre (privée) de conseil pour les acteurs culturels (publics) à la fin des années 1980. C’est d’ailleurs Claude Mollard (1), un proche de Jack Lang et l’« inventeur » des Frac (Fonds régionaux d’art contemporain) [lire le JdA no 390, 26 avril 2013], qui fonde à son départ du ministère en 1986 l’agence ABCD-Culture, considérée par ses pairs comme pionnière en France.

Un second changement politique majeur vient nourrir cette offre et la spécialiser : la loi de décentralisation. Au même moment, les Villes commencent à réfléchir à leur attractivité, faisant de leurs équipements culturels des produits d’appel. Elles recherchent alors une expertise en ingénierie touristique pour mettre en valeur le patrimoine, tandis que la multiplication des équipements fait apparaître de nouveaux métiers : la composante culturelle de l’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) et le métier de « programmiste » (référence à la « programmation architecturale » des équipements) replacent la culture en amont de la réflexion politique. Parallèlement, la production artistique évolue et le rapport du public avec elle : les musées sont invités à moderniser leur médiation, et bientôt leur gestion.

Une cinquantaine d’agences
Dans ce paysage en profonde mutation, on retrouve ainsi une cinquantaine d’agences, et sûrement davantage d’indépendants, dont les savoir-faire sont répartis sur toute la chaîne de production culturelle. Depuis la conception d’une politique territoriale jusqu’au suivi de production d’une commande publique, ces agences développent des outils de gestion, technologiques ou commerciaux pour la puissance publique et les institutions culturelles. L’« ingénierie », dit le dictionnaire (Le trésor de la langue française informatisé), est « l’ensemble des fonctions allant de la conception et des études à la responsabilité de la construction et au contrôle des équipements d’une installation technique ou industrielle (en anglais : engineering) ». Appliquée au champ culturel, cette définition large permet de dresser la typologie suivante, d’amont en aval.

Dans le sillage d’ABCD, une vingtaine d’acteurs se concentrent sur les études culturelles menées pour les besoins de collectivités, parmi lesquels la programmation architecturale (définition des objectifs et contraintes du projet immobilier). Ils sont des spécialistes de la culture (universitaires, historiens de l’art, issus de Sciences-Po ou HEC en management de projets culturels) ayant investi les champs de l’architecture et de l’urbanistique, ou des techniciens (architectes, urbanistes, ingénieurs, « programmistes ») à forte sensibilité culturelle. Certaines agences sont généralistes (Le troisième pôle, Planeth, AP’Culture), d’autres sont focalisées sur l’objet musée (Lordculture). Certains développent leur ADN d’urbaniste (Pro-Développement), d’autres penchent vers l’ingénierie touristique (Prospective et patrimoine, Objectif Patrimoine). Salariant entre cinq et quinze collaborateurs, ces cabinets réalisent entre 1 et 2 million(s) d’euros de chiffre d’affaires, certains allant jusqu’à 6 millions.

Un exemple : à l’occasion de l’immense chantier du Louvre-Lens, la Région Nord - Pas-de-Calais fut un maître d’ouvrage courtisé par les agences. Elle s’est adressée à ces spécialistes pour une étude préalable des publics (Planeth), une assistance globale en maîtrise d’ouvrage (Lordculture, organisateur du concours d’architecture), une étude de programmation muséographique (Pro-Développement et AP’Culture), et enfin une étude sur le futur centre de recherche et de restauration (Le troisième pôle). Laure Confavreux Colliex, directrice de Lordculture France, résume ainsi son métier et sa place dans la chaîne culturelle : « Notre prestation est biodégradable dans l’ouverture des portes du musée. »

Le créneau de l’art dans la ville
Un second type d’agence, travaillant aux côtés des collectivités, a fait de l’art dans la ville une spécialité. En liaison avec le maître d’ouvrage (commune, intercommunalité), elles définissent le cahier des charges, organisent le concours et supervisent l’installation. Côté maîtrise d’œuvre, les agences entretiennent un rapport plus étroit avec les artistes, à l’instar de véritables producteurs : ils forment une équipe avec un artiste et sont candidats à des concours (type 1 %). Ils cherchent les financements complémentaires nécessaires, puis assistent l’artiste dans toutes les étapes de la production. Arter, Eva Albarran & Co et Artevia se partagent les grandes installations d’art public, qu’elles soient pérennes ou réalisées à l’occasion d’événements. Ainsi, la Mairie de Paris a délégué la production de Nuit blanche tour à tour à chacune de ces agences de production et d’accompagnement de projet. Les chiffres d’affaires apparaissent légèrement plus importants (entre 3 et 8 millions d’euros selon les années), à cause de la production, mais les effectifs sont les mêmes.

Tous ces entrepreneurs se connaissent, se croisent régulièrement sur des appels d’offres publics et affinent leur positionnement au gré des tendances et des missions glanées. À côté d’eux, de nombreux indépendants viennent grossir leurs rangs sur les missions lourdes, ou les concurrencer sur les missions plus modestes.

En aval de ces deux types d’acteurs, d’autres intervenants contribuent, généralement sur des enjeux politiques moindres, à définir et mettre en œuvre l’action culturelle des institutions et des collectivités. On peut les classer schématiquement en quatre catégories. La première regroupe tous les métiers concourant au montage technique et matériel de l’exposition. Au sein des grands musées, la majorité des expositions font intervenir des scénographes privés pour concevoir le parcours. À la suite de leur prestation sont parfois externalisés tous les outils de médiation, des panneaux tactiles aux audioguides, des meubles aux applications mobiles. Certaines structures intervenant sur toute la chaîne de services formatent ainsi dans son ensemble le rapport de l’institution à son public.

Parfois associées à ces derniers, des agences de taille moyenne, mi-événementielle mi-communication (Community, Art Actuel Communication, L’art en direct, Agence L’art en plus) proposent aux entreprises comme aux institutions des expositions ou d’autres projets artistiques clés en main. Des lieux publics peuvent externaliser le travail scientifique à un commissaire invité ou à une agence, soit parce qu’ils ne disposent pas de collection – donc de conservateur –, soit par nécessité budgétaire. La galerie Poirel, à Nancy, ou le Palais Lumière à Evian, dans cette situation, proposent des expositions classiques ou contemporaines légitimes.

Troisième type d’acteur majeur : le communicant. Des agences très spécialisées, parfois importantes, adaptent au secteur culturel leurs compétences en stratégie de communication. D’autres exercent leur savoir-faire en création graphique. Restent enfin des sociétés de services qui peuvent offrir une gamme innovante et variée de « produits » à des lieux muséaux ou patrimoniaux, produits allant de la conception à la commercialisation des visites guidées, ceci par la mutualisation et l’externalisation des équipes de conférenciers (Cultival).

Les agences d’ingénierie, une spécificité française ?
Ces quatre derniers modèles se retrouvent aisément dans tous les pays d’Europe. Pour l’ingénierie à proprement parler, il est en revanche difficile de trouver autant d’équivalents à l’étranger. Une agence comme Ars Progetti en Italie a des airs de ressemblance avec Planeth. Transalpine elle aussi, A.titolo serait plus proche d’Arter ou d’Artevia. En Allemagne (pour la Triennale Emscherkunst) ou en Hollande (« Leeuwarden 2018 »), ce sont davantage des structures mixtes (collectivité-entreprise) qui se développent à l’échelle d’un territoire, à la manière du Bureau des compétences et désirs, à Marseille, au statut particulier.

Certes, les problématiques territoriales et institutionnelles ne sont pas l’apanage de la société de la France ou de l’Italie. Mais le poids économique du secteur culturel français explique cette particularité au premier chef. La logique jacobine et la décentralisation tardive ont créé un besoin d’accompagnement dans le changement, que n’ont pas connu les Länder allemands ou les régions espagnoles. Ailleurs qu’en Europe, les questions du niveau de développement du pays et de la place du patrimoine bâti rendent les comparaisons difficiles. D’ailleurs, rares sont les agences françaises à réussir un développement significatif à l’étranger (lire p. 10). Exceptions notoires, les sièges canadiens, américain, chinois et indien de Lordculture montrent que, si chaque territoire a ses spécificités, l’ingénierie des grands musées tend en revanche à s’uniformiser.

Note

(1) Claude Mollard est l’auteur de L’ingénierie culturelle, éd. PUF, coll. « Que sais-je ? », dernière mise à jour 2012.

Les articles du grand angle sur les agences d'ingénierie culturelle :

 

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°429 du 13 février 2015, avec le titre suivant : Le boom des agences d'ingénierie culturelle

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