Chine - Restitutions - Ventes aux enchères

ENTRETIEN

Une universitaire chinoise raconte les spoliations pendant la Révolution Culturelle

Kejia Wu : « Des confiscations massives d’œuvres d’art pendant la Révolution culturelle »

Par Rémy Jarry, correspondant en Asie · Le Journal des Arts

Le 24 avril 2024 - 1803 mots

L’historienne de l’art et journaliste brosse dans un livre récemment paru l’histoire des rapports de la Chine à l’art, depuis les destructions ou confiscations de collections privées par les Gardes rouges jusqu’à son accession aujourd’hui à la 2e place dans le marché mondial.

Kejia Wu. © D.R.
Kejia Wu.
© D.R.

Originaire de Wuhan, Kejia Wu a participé au développement de la scène artistique en Chine, notamment en tant que cofondatrice de l’Emac (East Modern Art Centre) à Pékin, un centre d’art – aujourd’hui disparu – installé dans un ancien espace industriel du textile et inauguré à la fin des années 1990. Depuis son expatriation aux États-Unis en 2009 et l’obtention d’un MBA à l’université Yale, elle a suivi avec attention l’évolution de la scène contemporaine chinoise et de son marché. Dans la foulée de ses divers rapports, notamment pour la foire Tefaf, et de ses contributions à la version chinoise du Financial Times, elle a publié le premier ouvrage sur l’histoire moderne du marché de l’art en Chine, paru en 2023 (1).

Kejia Wu y relate un épisode historique relativement méconnu : la confiscation d’œuvres d’art et d’antiquités par les Gardes rouges pendant la Révolution culturelle (1966-1976), et leur restitution partielle sous l’égide de Xi Zhongxun (1913-2002), le père de Xi Jinping. Elle décrit ainsi les ramifications historiques, politiques, économiques et artistiques du marché de l’art en Chine, passé en l’espace d’un demi-siècle de l’anéantissement au 2e rang mondial (19 % du marché mondial en 2023, selon l’Art Market Report 2024 d’Art Basel & UBS).

Kejia Wu, A Modern History of China's Art Market. © Routledge, 2023
Kejia Wu, A Modern History of China's Art Market.
© Routledge, 2023
En quoi le marché de l’art chinois diffère-t-il du marché occidental d’un point de vue historique ?

Au fil des dynasties impériales jusqu’à l’ère républicaine de la première moitié du XXe siècle, la Chine a une histoire continue de collection d’art. Cependant, il n’y a jamais eu de maison de ventes comme en Occident à partir du XVIIIe siècle sur cette période. Les collectionneurs achetaient et revendaient entre eux ou auprès de marchands. Après la fondation de la République populaire de Chine en 1949, collectionner l’art a été progressivement interdit dans les années 1950, car considéré comme représentant le mode de vie capitaliste et bourgeois. Toutefois, il était toujours possible d’échanger secrètement des œuvres. C’est à partir de la Révolution culturelle que les choses ont changé, avec des campagnes incitant les Gardes rouges à pénétrer par la force dans les maisons des collectionneurs.

L’un des chapitres de votre livre est justement consacré à ces confiscations. Comment se sont-elles déroulées ?

Une grande partie des collections privées a été confisquée par les Gardes rouges et placée dans des entrepôts appartenant à l’État. Parfois les collectionneurs étaient tabassés et les œuvres, brisées ou brûlées. Le commerce de l’art entre particuliers s’est ainsi totalement arrêté.
Au début des années 1970, des magasins d’antiquités appartenant à l’État, souvent appelés « boutiques de l’amitié » (« friendship shops »), ont commencé à ouvrir pour permettre aux étrangers en visite en Chine d’acheter des antiquités à bon marché. Ainsi, les activités de commerce d’art contrôlées par l’État sont devenues autorisées, notamment dans le but de générer des devises étrangères pour l’État, confronté à de grandes difficultés économiques.

Ces confiscations effectuées auprès de collectionneurs privés sont-elles comparables à celles des nazis ?

Ce n’est pas exactement la même chose puisque les nazis ont pris les collections d’art des familles juives et ont envahi d’autres pays. Il y avait donc une intention différente. Du point de vue des fondements idéologiques et sociologiques, cette situation était plus proche de ce qui s’est passé en Union soviétique. La lutte des classes a été le moteur des confiscations d’œuvres d’art en Chine.
Par ailleurs, la plupart des Gardes rouges étaient très jeunes. Ils n’avaient donc pas ou très peu de connaissances sur les œuvres qu’ils détruisaient et n’ont pas tenu de registres clairs des confiscations. Nous ne disposons donc pas de données fiables, mais l’ampleur massive des destructions et confiscations a sans aucun doute été l’une des plus importantes de l’histoire en Asie de l’Est.

Un processus de restitution a été formellement lancé par l’État au début des années 1980. Quel bilan peut-on en tirer ?

Le gouvernement chinois a lancé un processus de restitution, dirigé par Xi Zhongshun, à partir de 1984. Cependant, de nombreux collectionneurs âgés sont décédés au cours de la Révolution culturelle, et leurs héritiers ne savaient souvent rien sur ce que leurs aïeuls collectionnaient. Comme il n’existait pas d’inventaires précis des Gardes rouges, les magasins d’antiquités d’État chargés des restitutions trouvaient souvent une œuvre d’art similaire si celle réclamée ne pouvait pas être retrouvée, ou avait été volée. Les familles, souvent pauvres, étaient obligées d’accepter afin de pouvoir revendre les œuvres au plus vite. Il ne s’agissait donc pas d’un processus de restitution transparent et documenté, c’était plutôt chaotique.

Alors que le marché s’est considérablement développé jusqu’aux années 2000, comment expliquez-vous la décélération de sa croissance au cours des quinze dernières années ?

La Chine est devenue le plus grand marché d’enchères au monde en 2011, avec un chiffre d’affaires de 8,6 milliards de dollars (hors Hongkong). Il était dopé par des spéculateurs qui ont « titrisé » les œuvres d’art, c’est-à-dire qu’ils les ont vendues sous la forme d’actions comme en Bourse. Réalisant que l’art en tant qu’actif d’investissement n’apporte pas de rendement rapide, ces investisseurs à court terme ont quitté le marché très rapidement et ne sont jamais revenus.
La Chine s’est relativement bien maintenue en 2021 en redevenant le plus grand marché d’enchères, devant les États-Unis et le Royaume-Uni, avec un chiffre d’affaires total approchant les 5,4 milliards de dollars (hors Hongkong), mais en baisse de 37 % par rapport à 2011. C’est en 2022 que le marché a vraiment souffert, de nombreuses ventes étant annulées ou reportées en raison de la très longue période de confinement, notamment à Shanghaï. Selon les données de l’Association chinoise du secteur des enchères (China Association of Auctioneers), le chiffre d’affaires pour la Chine continentale en 2022 était d’environ 2,4 milliards de dollars (toujours hors Hongkong), soit moins de la moitié de l’année précédente. [Selon le rapport Art Basel/UBS, les ventes aux enchères en Chine ont augmenté de 14 % en 2023, ndlr.]

On évoque par ailleurs un renforcement de l’idéologie et de la censure au cours des dix dernières années. Voyez-vous des répercussions sur le marché de l’art ?

Toute exposition en Chine doit passer par la censure, y compris les avant-premières d’enchères et les expositions de galeries sur les foires. Il en est de même pour les œuvres d’art exportées de Chine vers l’étranger, et les œuvres étrangères importées en Chine, même pour une exposition temporaire. Conformément à la réglementation en vigueur dans le pays, les organisateurs d’expositions sont tenus de soumettre la liste et les images des œuvres au minimum 45 jours à l’avance pour examen par le bureau culturel concerné. En pratique, la durée d’examen reste à la discrétion du gouvernement de la province où l’exposition a lieu. Depuis 2016, le processus de censure a été décentralisé du ministère de la Culture aux bureaux culturels des différentes provinces chinoises, qui peuvent prolonger le délai d’examen au-delà de deux mois, et rendre l’application des règles encore plus stricte. Cela ajoute de nombreux obstacles logistiques et incertitudes pour les vendeurs. Côté artistes, l’impact est encore plus fort car de nombreuses œuvres d’art ne peuvent pas être exposées dans le pays, même dans des musées privés. De plus, une œuvre d’art qui ne peut passer la censure ne peut pas quitter le pays. Nous ne disposons pas de données quantitatives précises, mais il y a certainement un impact direct, y compris sur la créativité et la production des artistes chinois.

Les musées privés rencontrent-ils des difficultés économiques en Chine ? Est-ce une crise conjoncturelle ou structurelle ?

Le ministère de la Culture et du Tourisme [le ministère de la Culture et l’Office national du tourisme de Chine ont fusionné en 2018] a recensé plus de 1 600 musées privés en activité en Chine en 2019. Après la pandémie, ce nombre a probablement baissé, mais nous ne disposons pas encore de données officielles à ce sujet. Parallèlement, le secteur immobilier continue de souffrir. Or, les groupes immobiliers chinois ont souvent été à l’origine de musées privés, comme OCAT à Shenzhen et Xi’an.
Par ailleurs, les grandes galeries occidentales contribuent régulièrement à des expositions monographiques, à l’instar de celles de Louise Bourgeois au Long Museum de Shanghaï en 2018 ou de Roni Horn au He Art Museum (HEM) à Shunde en 2023, toutes deux soutenues par Hauser & Wirth. Étant donné que très peu de galeries occidentales disposent d’un espace en Chine continentale (contrairement à Hongkong), ces expositions contribuent à accroître la visibilité de leurs artistes et au développement de leur clientèle dans toute la Chine. Je pense qu’à l’avenir nous verrons davantage encore de musées publics se développer, à l’image de la Power Station of Art (PSA), musée d’art contemporain de Shanghaï qui bénéficie d’un appui continu de l’État, notamment pour organiser la Biennale de Shanghaï.

Hongkong a joué un rôle pivot dans le développement du marché de l’art en Chine. Mais qu’en est-il de son rôle à venir ?

Contrairement à la Chine continentale, Hongkong n’impose ni droits d’importation ni TVA, ce qui en fait une destination idéale pour le commerce de l’art. C’est pourquoi Poly Auction et China Guardian [coleaders en Chine continentale] organisent également des ventes à Hongkong, en plus de celles à Pékin.
Il est à noter que Sotheby’s s’apprête à ouvrir un grand espace de ventes privées, et Christie’s va déménager dans un nouvel espace plus grand au second semestre de 2024. Par ailleurs, la jeune génération de collectionneurs chinois est de plus en plus active sur le marché. Contrairement aux générations plus âgées, leurs goûts et préférences sont très similaires à ceux de leurs pairs occidentaux. Ainsi, l’achat d’œuvres d’art contemporain occidentales a stimulé la croissance du marché en Chine. Cette tendance devrait se poursuivre, renforçant l’attractivité fiscale de Hongkong. Concernant les antiquités chinoises, elles peuvent atteindre des prix bien plus élevés à Hongkong qu’à New York ou Londres, où l’on voit de moins en moins d’objets de grande qualité au fil des années. Chaque année à l’Assemblée nationale populaire les acteurs du commerce de l’art tentent de faire pression sur le gouvernement pour qu’il diminue les taxes sur l’art en Chine. Il y a eu quelques petites variations, comme la réduction des taxes à l’importation de 12 % à 1 % et la baisse de la TVA de 16 % à 13 % en 2019, mais la charge fiscale combinée (taxe à l’importation + TVA) reste élevée. Jusqu’à présent, l’escalade des droits de douane entre la Chine et les États-Unis visant à rendre les échanges commerciaux difficiles n’a pas eu d’impact majeur. Quant à la censure, Hongkong n’est pas aussi stricte et bureaucratique que la Chine continentale, pour le moment.

(1) Wu Kejia, , éd. Routledge, Taylor & Francis Group, 2023, 262 pages. Disponible uniquement en anglais.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°631 du 12 avril 2024, avec le titre suivant : Kejia Wu : « Des confiscations massives d’œuvres d’art pendant la Révolution culturelle »

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