Pays-Bas - Art moderne

Jongkind, un Hollandais de l’école française

Par LeJournaldesArts.fr · L'ŒIL

Le 1 juillet 2004 - 1494 mots

Jongkind n’est-il qu’un trait d’union entre Corot et les impressionnistes ? Cette première rétrospective parisienne met à l’honneur un artiste célèbre mais resté à l’ombre des grands maîtres qu’il précède.

Jongkind : un nom, présent dans tout manuel d’histoire de l’art, au chapitre du paysage ; quelques images, une marine, une eau-forte ; le titre honorifique de précurseur de l’impressionnisme, ou encore, comme l’écrivit le critique d’art Louis de Fourcaud, le rôle de « trait d’union de deux époques » entre Corot et Monet ; et puis c’est tout. Pour la plupart d’entre nous, Jongkind se réduit à ce peu de substance. Le titre de précurseur est à double tranchant, il valorise un artiste pour ce qu’il annonce, et non pour ce qu’il est. L’œuvre en souffre : on n’en montre que les aspects les plus « avancés », les plus « annonciateurs », au détriment du reste. C’est sans doute ce qui s’est passé pour Jongkind, comme pour Eugène Boudin et quelques autres « précurseurs » de l’impressionnisme. Autant dire que cette première rétrospective de Jongkind s’imposait ; elle permettra d’avoir une vue globale de l’œuvre, et de refaire la part des choses.
Sa double appartenance, à la Hollande et à la France, contribua peut-être aussi à brouiller l’identité artistique de Johan Barthold Jongkind (1819-1891).
Né à Latrop, dans les Pays-Bas, il reçoit sa première formation du peintre Schelfhout, dans la pure tradition hollandaise du paysage, grands ciels, canaux, moulins, patineurs sur les lacs glacés en hiver… En 1845, à La Haye, il rencontre Eugène Isabey, qui accepte de le prendre comme élève à Paris. Cette étape, bien sûr, est décisive. Jongkind retournera de nombreuses fois en Hollande, jusqu’à son dernier voyage en 1869, et toute sa vie il continuera de peindre des motifs hollandais (les rues de La Haye et de Delft, ill. 2, la Meuse à Dordrecht, les ports de Rotterdam et d’Anvers, ill. 1) d’après ses dessins et ses souvenirs. Mais Paris devient sa ville d’adoption, d’élection, et sa patrie artistique. C’est à Paris que va se dérouler sa carrière : participations au Salon (médaille d’or en 1852), bohême artistique, pauvreté, puis sur le tard, reconnaissance, gloire et aisance. C’est dans la section française qu’il présente ses œuvres à l’Exposition universelle de 1855. Et c’est dans la capitale française que se forge son style. Au contact, tout d’abord, d’Isabey, dont il reçoit l’empreinte romantique et qui lui transmet l’héritage de la peinture anglaise. Le Hollandais semble comprendre « d’instinct » l’art de Bonington et de Constable, et à son tour il excelle à suggérer l’humidité et la fraîcheur de l’air, la mouvance des nuages, les fluctuations et la fugacité de la lumière. L’exemple de Corot, qu’il admire, l’incite à rendre sa palette plus limpide et plus subtile, sans compromettre la solidité des compositions. Jongkind se fait d’abord connaître comme le peintre des bords de Seine parisiens, qu’il peint souvent dans la lumière du crépuscule ou du clair de lune, mais aussi dans la clarté du jour. Ce n’est pas la riche capitale haussmannienne qui l’intéresse, mais un Paris plus humble, plus populaire. Ses bords de Seine (ill. 4) ou ses canaux, s’ils n’ignorent pas les ponts et les monuments qui se profilent à l’arrière-plan, sont le plus souvent le théâtre d’activités laborieuses, ouvriers, chevaux de trait, grues, remorqueurs, péniches, bateaux-lavoirs (ill. 7) ; ça et là apparaissent des réclames inscrites sur les murs, alors que des cheminées d’usines fument à l’horizon des banlieues. Cette vision d’un Paris « banalement » moderne séduit Émile Zola, qui saluera en Jongkind « un maître intime qui pénètre avec une rare souplesse dans la vie multiple des choses » (1872).
Mais la qualité de ces vues urbaines, éblouissantes surtout dans les années 1850, ne résulte pas de la seule expérience parisienne : les voyages sur la côte normande, où l’entraîne Isabey au début de cette même décennie, et où il retournera souvent, sont déterminants pour Jongkind. C’est là qu’il apprend à mettre de l’air dans ses couleurs. C’est là qu’il trouve, après la Hollande et Paris, sa troisième grande source d’inspiration, et un genre où il allait passer maître, la « marine » ou peinture de ports et de bateaux. Les séjours de Jongkind sur la côte normande, et en particulier à Honfleur (ill. 5) en 1862, sont habituellement considérés comme une phase importante de l’impressionnisme en gestation. À Honfleur, il fréquente les artistes de la fameuse Auberge Saint-Siméon, et surtout il se lie et travaille avec Eugène Boudin et le jeune Claude Monet, originaires de la région du Havre. Tous deux ont reconnu leur dette envers Jongkind qui « commençait, écrit Boudin, à faire avaler une peinture dont l’écorce un peu dure cachait un fruit excellent et des plus savoureux. J’en profitai pour entrer aussi par la porte qu’il avait forcée, et je commençai, quoique timidement encore, à offrir mes marines. » Et Monet : « Sa peinture était trop nouvelle et d’une note bien trop artistique pour qu’on l’appréciât, en 1862, à son prix. Nul, aussi, ne savait moins se faire valoir. C’était un brave homme tout simple, écorchant abominablement le français, très timide […] Il se fit montrer mes esquisses, m’invita à venir travailler avec lui, m’expliqua le comment et le pourquoi de sa manière et compléta par là l’enseignement que j’avais déjà reçu de Boudin. Il fut, à partir de ce moment, mon vrai maître, et c’est à lui que je dus l’éducation définitive de mon œil. »

Peintre, aquarelliste et graveur
D’après ce que l’on sait, Jongkind ne peignait pas, ou alors peu, en plein air. Sa pratique était traditionnelle : il réalisait dessins et aquarelles sur le motif, puis peignait les tableaux à l’atelier, parfois des années plus tard. Aussi est-ce cette part de son œuvre – les aquarelles prises sur le vif, au plus près de l’impression première – qui fut le plus défendue par des admirateurs soucieux de démontrer la modernité impressionniste de l’artiste. Il est vrai que leur liberté, leur luminosité et leur fraîcheur tranchent sur une production peinte inégale et encombrée de répétitions commercialement avantageuses. Le plus marquant de ces défenseurs n’est autre que Paul Signac, d’abord dans
son fameux ouvrage D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (1889) puis dans une étude publiée en 1927 où il écrit : « Les dessins et aquarelles de Jongkind forment la partie la plus caractéristique de son œuvre. Celle qui apprend à le mieux connaître, à le mieux aimer. C’était celle aussi qu’il préférait, la gardant jalousement dans ses cartons, la réservant à ses amis plutôt qu’aux marchands. Elle fut la joie de sa vie ; dans ses dernières années, à la Côte [la Côte Saint-André, dans le Dauphiné, où Jongkind a fini sa vie], délivré des soucis de vente, il ne fait presque plus de tableaux : il dessine, il aquarellise, “vieillard fou de dessin”, comme Hokousaï [sic]. Ces jeux passionnés avec la nature, où l’on ne trouve jamais les redites qu’on peut quelquefois remarquer dans ses tableaux, il les continuera sans déclin, jusqu’à sa mort. »
Il est encore un domaine où la modernité et l’originalité de Jongkind furent tôt reconnues par les connaisseurs, c’est la gravure. Peu nombreuses, ses planches reprennent ses thèmes habituels, paysages de Hollande, de Normandie et vues de Paris. Baudelaire voyait dans les eaux-fortes de Jongkind de « singulières abréviations de sa peinture » (1862). Et c’est en effet, comme dans ses aquarelles, la brièveté, l’économie de ses notations aussi vives que rapides, et l’apparente anarchie du trait, qui caractérisent un art que Claude Roger-Marx a superbement décrit : « Le prodige, dans cette planche (Soleil couchant à Anvers, 1868), qui contient le meilleur de l’impressionnisme, c’est l’art avec lequel est exprimée la vibration lumineuse qui pénètre les formes, les désagrège, et les transfigure. De près, c’est un fouillis inextricable, comme une chevelure fine et tout emmêlée. Qu’on s’éloigne, on est émerveillé par la précision des petites tailles, des petites touches, si justes dans leur intensité, dans leurs inclinaisons. » Et il évoque ces vues parisiennes (telles que la Démolition de la rue Saint-Marcel ou la Sortie de l’hôpital Cochin), « planches qui sentent l’hiver, la détresse et l’usure de vieux quartiers et expriment, pour la première fois peut-être, le pathétique des paysages lépreux, des couloirs de pierre et de boue au-dessus desquels flambe ou siffle un ciel mouvant, chargé de couleur ». La postérité a retenu le génie de l’aquarelliste et du graveur. Reste à redécouvrir la grandeur du peintre.

L'exposition

Cette première rétrospective parisienne de Jongkind réunit une quarantaine de peintures et autant de dessins et d’aquarelles. « Johan Barthold Jongkind (1819-1891) » a lieu du 2 juin au 5 septembre tous les jours sauf le lundi de 10 h à 18 h, les jeudi jusqu’au 21 h 45, le dimanche à partir de 9 h. Tarifs : 7 euros et 5 euros. PARIS, musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’Honneur, VIIe, tél. 01 40 49 48 14, www.musee-orsay.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°560 du 1 juillet 2004, avec le titre suivant : Jongkind, un Hollandais de l’école française

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