Le musée d’ethnographie de Neuchâtel sème le doute

Pour son directeur, Jacques Hainard, il doit être un lieu de “déstabilisation culturelle�?

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 22 octobre 1999 - 965 mots

Depuis une quinzaine d’années, le Musée d’ethnographie de Neuchâtel a entrepris une révision complète de son rôle. Plus que l’éducation ou la contemplation, le lieu vise la « déstabilisation » de ses visiteurs. Cet exercice délicat passe par une mise à plat de sa propre histoire, à travers des salles consacrées aux conceptions successives de l’ethnologie, et des expositions aux contenus et aux propos iconoclastes. Avec « L’art c’est l’art », le musée propose actuellement une lecture critique des circuits artistiques.

Et si un musée se mettait à conserver et exposer des musées ? Cette idée un peu folle, le Musée d’ethnographie de Neuchâtel (Men) n’a pas hésité à l’appliquer, en consacrant un étage entier à la mise en scène de son histoire. Annonciateur de l’expansion des musée du XIXe siècle, le Cabinet d’histoire naturelle ouvre le bal et ordonne les naturalia autour des trois règnes – végétal, animal et minéral –, à côté des artificilia, les créations humaines. Parallèlement au projet encyclopédique, œuf d’autruche sculpté et coquillages se côtoient dans un souci d’appréhension du monde. Réuni par le général Charles de Meuron, cet ensemble a été légué en 1795 à la Ville de Neuchâtel et, en 1902, lorsque le marchand James-Ferdinand de Pury a fait don de sa villa à la commune, une partie de la collection a constitué le noyau du Musée d’ethnographie, le reste étant réparti entre les autres institutions neuchâteloises. Les conservateurs s’y succèdent, et sous l’influence du folkloriste français Arnold Van Gennep, le musée commence à offrir un enseignement que poursuivra Jean Gabus, après la guerre, avec la création de l’Institut d’ethnographie. Auteur de l’Objet-témoin, il trouverait sûrement pertinente la salle traitant de l’”ethnographie à grand-papa”, symbole d’un temps révolu où les séries s’accumulaient, punaisées sur la toile de jute. Mais fallait-il pour autant céder à la tentation de l’esthétique, comme dans la salle suivante ? Éclairage chic et cartels pauvres y encadrent masques africains et piliers Ashanti. Proclamant le “respect d’autrui pour étaler fragmentairement et sans recul les trésors des autres”, le lieu semble être une possible préfiguration des salles des Arts premiers au Louvre.

Rien n’est sûr
Concepteur avec son équipe de cette mise en abîme, Jacques Hainard, conservateur du musée depuis 1980 et responsable de l’enseignement d’ethnomuséographie à l’Institut, s’inscrit également dans cette histoire. Il étale, de façon platement chronologique, les objets acquis pour ses expositions : un buste en plâtre du général de Gaulle, un paquet de macaronis, ou encore des boîtes de médicaments. Chacun à son tour a défilé dans les salles avant de retrouver les réserves du musée, de façon aussi digne que n’importe quel reliquaire Fang recueilli et inventorié avec soin. Ils sont aujourd’hui entassés dans un cabinet de curiosités du XXIe siècle, posant l’inévitable question d’un patrimoine futur, d’objets supposés témoins de notre époque. Mais, pour Jacques Hainard, de tels artefacts miraculeux n’existent pas, ils forment un inventaire à la Prévert vide de signification. Seule leur confrontation dans une scénographie leur donne une valeur. À partir de 1984, avec l’exposition “Objets prétextes, objets manipulés”, la “muséologie de la rupture”, les situations improbables se multiplient : une vitrine est exposée vide, et dans “Le mal et la douleur”, en 1986, un confessionnal bavarois dialogue avec un moulin à prières tibétain. En 1993, pour “Si...”, un tableau d’Olivier Mosset est accroché dans des toilettes, afin de concrétiser un lieu commun : “L’art contemporain, c’est de la merde”. Autant de manières d’exposer des a priori, de prouver leur caducité, de questionner le visiteur.

Une vingtaine de cellules
“Qu’est ce que l’art ?”, lui demande aujourd’hui le Men. Interrogation à laquelle il s’empresse lui-même de répondre : “L’art c’est l’art”. “À question idiote, réponse idiote”, dit le proverbe. Et pourtant, elle regroupe toutes les opinions : une aquarelle de mon oncle, un texte, une vue de la place du Tertre ou une vidéo. Chacun dans son domaine, et l’art pour tous ! Mais, égaré au milieu d’une vingtaine de cellules de 16 m2, chacune représentant un lieu “où l’art se fait, se discute, se montre, se légitime et se vend”, le visiteur ne peut pas adhérer à tout. Ainsi, un club des Amis de la peinture profite de l’occasion pour exposer la production de ses membres et, quelques mètres plus loin, le Centre d’art de Neuchâtel propose une peinture murale de Christian Robert-Tissot, “Art of today”, ou une Étude systémique du cercle Ramo Nash. Schéma des circuits de diffusion d’une œuvre, le dessin semble rebondir sur le propos de l’exposition, mais il est lui-même prisonnier de son discours : pareille réalisation a-t-elle plus de valeur qu’une sculpture sur bois réalisée “à la main” par les artisans de la région de Brienz ? D’autant que ceux-ci sont connus pour avoir travaillé pour Jeff Koons. Histoire de pertinence ou de savoir-faire ?

Un port franc, une galerie d’art contemporain et une salle de ventes aux enchères rappellent que l’art est aussi une histoire d’argent. Pièces d’orfèvrerie ou sculpture d’Arman, tout se vend et rapporte, comme le montre une brochure de l’Union de banques suisses placardée au mur. Même le musée joue le jeu, en improvisant une brocante dans son hall d’entrée, tout en prenant soin d’afficher “Objets de musée” au-dessus de cet étalage. Néanmoins, tout est à vendre. Un porte-bouteilles, semblable au ready-made de Duchamp conservé au Musée d’art moderne, à Beaubourg, y est d’ailleurs proposé. “Il est arrivé là par hasard ; ce sont les brocanteurs de la ville qui ont fait la sélection”, assure Jacques Hainard. Dans cette confusion des genres, le musée lui-même commence à tanguer, et chacun est prié d’y abandonner ses certitudes.

L’ART C’EST L’ART

Jusqu’au 27 février, Musée d’ethnographie, 4 rue Saint-Nicolas, CH-2000 Neuchâtel, Suisse, tél. 41 32 718 19 60, tlj sauf lundi 10h-17h. Catalogue, 260 p., 15,60 CHF (environ 65 FF). ISBN 2-88078-024-1.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°91 du 22 octobre 1999, avec le titre suivant : Le musée d’ethnographie de Neuchâtel sème le doute

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