Paul Devautour : En route vers le « collecticiel »

Les réflexions réticulaires de Paul Devautour

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 30 mars 2001 - 1333 mots

Se définissant comme « opérateurs en art », Yoon Ja & Paul Devautour ont cessé toute activité artistique directe pour s’occuper de la promotion de leur collection. Intéressé depuis de nombreuses années au développement d’Internet, Paul Devautour s’attache à exploiter les possibilités du réseau des réseaux pour la création, la diffusion ou l’enseignement de l’art. Autant d’aspect sur lesquels il s’est entretenu avec nous.

En tant qu’opérateur en art, vous travailliez avant l’essor d’Internet sur les réseaux, notamment celui formé par les acteurs du monde de l’art (artistes, collectionneurs, institutions, critiques). Une situation que le Cercle Ramo Nash, groupe d’artistes très représenté dans votre collection, se plaît à décrire. Quelle est la différence entre ce réseau et celui formé par Internet ?
Le monde de l’art est un réseau de personnes tandis qu’Internet est un réseau de machines. Entre les partenaires du milieu de l’art se joue une partie infinie pour le contrôle provisoire d’un petit nombre de positions dominantes. Entre les serveurs, ce sont des protocoles transparents qui garantissent une libre circulation des informations et permettent la démultiplication exponentielle des sites. Sur Internet, les liens entre les pages Web construisent du sens alors que dans le milieu de l’art, les liens entre opérateurs organisent des rapports de force. Internet apparaît comme une jungle enchantée où l’ancienne intertextualité des œuvres serait faite monde, animée de la vie artificielle d’un hypertexte, capable de développement et de mutation en l’absence des auteurs patentés et de leurs petits secrets.

Quand avez-vous porté votre activité sur Internet ?
J’ai commencé à perdre du temps en téléchargements inutiles en 1987 avec un Atari 520 branché sur le Minitel. Un peu plus tard, nous avons eu un Performa 600 et le manuel d’Hypercard est devenu mon livre de chevet. J’étais donc prédisposé au virus de la cyberdépendance. Pourtant, j’ai dû attendre un stage à l’Inria [Institut national de recherche en informatique et automatique] en 1995 à Sophia-Antipolis pour découvrir le Web, qui m’a semblé à l’époque parfaitement magique. Curieusement, nous n’avons pas le sentiment d’avoir jamais porté notre activité sur Internet, au sens où l’on dit “porter un livre à l’écran”. Je crois plutôt qu’Internet a transformé l’idée que nous nous faisions de notre activité, puis, graduellement, cette activité elle-même, avec ou sans ordinateur. Et je dois bien constater que nous n’avons encore rien fait de très significatif sur Internet. Je pense d’ailleurs que ce serait un assez mauvais objectif. Je veux dire que le “net-art” comme un genre à part ne nous intéresse pas spécialement.

Quels artistes de la collection Yoon Ja & Paul Devautour sont présents sur Internet ?
En 1995, le Frac Paca nous a acheté le site de David Vincent À propos de Nancy Crater (www.immediate.org/dossier/m-113). Il s’agit d’une pièce contributive encore en construction qui prolongeait une série d’interviews vidéo de critiques d’art et qui faisait suite à un colloque sur Nancy Crater à Marseille. En 1997, l’exposition “Version originale” au Musée de Lyon nous a donné l’occasion de produire Sowana, le robot de dialogue connu par le Cercle Ramo Nash (www.thing.net/~sowana). Ce système expert continue à évoluer et nous avons eu l’occasion de le montrer dans sa version d’exposition à la galerie Chantal Crousel à Paris et au Musée Guggenheim de New York (“Premises” en 1998). Sowana participe actuellement à “Vernaculaires”, la première exposition en ligne du Centre Pompidou (www.centrepompidou.fr/netart). De son côté Martin Tupper a assuré pendant plusieurs mois l’affichage Web du dépliant “galeries mode d’emploi”, mais il a dû interrompre ce service faute d’avoir convaincu un investisseur de financer avec nous sa start-up “immediate”. Son projet ambitieux consistait à archiver systématiquement tous les communiqués de presse des principales galeries d’art contemporain dans le monde pour constituer une base de données à l’usage des agences de design argumentaire. Depuis janvier, une version low-tech, “compatible ASCII” (plaques d’acier, aimants et fax envoyés par les galeries new-yorkaises), est installée au Mamco à Genève.

En 1999 vous avez, en collaboration avec Jérôme Joy, organisé “Lascaux 2”, une exposition de la villa Arson uniquement visible sur Internet. Quels étaient les enjeux de cette manifestation ?
Lascaux 2 (www.lascaux2.org) se voulait à la fois une expérience d’exposition (“Nice-proxy”) et une enquête sur l’évolution des pratiques d’exposition (“Hypex99”). À Nice, il s’agissait de fermer au public les galeries de la villa Arson pour les livrer à des artistes vivant et travaillant sur place, sous l’œil de webcams installées dans chaque salle. Avec le site, le but était d’ouvrir un “collecticiel” sur la question de l’exposition à l’ère d’Internet. Le projet était doublement paradoxal. Faire appel à des artistes peu familiers d’Internet allait à l’encontre d’un panorama attendu des explorations ludiques des spécialistes de la webcam. S’adresser à des professionnels de l’exposition, c’était aller au-devant des malentendus. Pourquoi attendre de nos interlocuteurs qu’ils acceptent d’envisager sereinement l’hypothèse de ce qui menace directement leur activité ? Pourtant, nous n’avions pas le choix car la question de l’exposition ne se pose tout simplement pas dans le milieu technophile de la cyberculture alors que l’essentiel de l’art contemporain s’est élaboré depuis trente ans autour de ses problématiques. C’est précisément la transformation et le déplacement de ces problématiques qui nous intéressaient. La conclusion que nous en avons tirée, avec Jérôme, est que tout se jouera dans les écoles d’art, avec les prochaines générations d’artistes, déjà familières des consoles vidéo et des jeux en réseau. Nous avons donc proposé un nouveau studio de création en arts numériques, le SCAN, en cours de construction à la villa Arson.

Dans le cadre du post-diplôme de l’École supérieure des beaux-arts de Marseille dont vous avez la charge cette année, vous avez décidé de créer “Le collège invisible”, un post-diplôme en réseau. Internet est-il devenu un outil complet d’enseignement, de création et de diffusion artistique ?
Je vois plutôt le potentiel d’Internet dans l’accompagnement et l’augmentation des dispositifs pédagogiques existants. Ainsi, l’Atelier en réseau (www.491.org) que nous essayons de développer entre enseignants de différentes écoles d’art, n’a pas pour objectif de remplacer un atelier traditionnel, mais plutôt de démultiplier le potentiel de rencontres et de débats des ateliers actuels. En ce qui concerne le collège invisible (www.college-invisible.org), l’enjeu est différent puisque les participants ne sont plus étudiants et que je n’y interviens pas en tant qu’enseignant.
Les jeunes artistes qui tentent l’expérience avec moi ont déjà une pratique artistique confirmée et investissent en toute indépendance des espaces et des problématiques qui échappent en grande partie au champ de vision du monde de l’art. Les plus intéressants de leurs projets sont délibérement hors champ, ce qui ouvre des perspectives imprévues et laisse à l’écart de la scène une assez grande marge de manœuvre pour expérimenter ensemble les possibilités d’un travail coopératif en réseau. Il me semble que si l’on parle d’enseignement, de création et de diffusion comme de phases successives assurées par des gens différents, on se situe involontairement dans un contexte pré-Internet. Il faut réaliser qu’aujourd’hui la dynamique du réseau intègre tout cela dans un même mouvement et que les compétences seront de plus en plus partagées.

La multiplication des œuvres créées spécifiquement pour Internet prouve le rôle d’outil artistique que celui-ci peut remplir. Mais l’utilisation massive du réseau dépasse-t-elle ce strict cadre pour toucher l’ensemble des pratiques artistiques ?
L’usage quotidien d’Internet par la communauté artistique est sans doute beaucoup plus déterminant que les œuvres spécifiques elles-mêmes. Il s’agit d’un changement de paradigme beaucoup plus que d’un élargissement de la palette. Et comme dans toute période de transition, il y a pas mal de confusion : certaines couleurs inédites sont obtenues avec de vieux mélanges tandis que d’autres teintes plus ordinaires cachent des méthodes nouvelles. La couleur que je préfère en ce moment est celle du collège invisible. C’est une trame en damier gris pâle ;-)

- Le collège invisible (abcreation, Patrick Bernier, Le Dindon, Fabrice Gallis, Jens Gebhart, Aki Ikemura, Noëlle Pujol & Ludovic Burel, Téléférique) expose jusqu’au 5 avril 2001, de 13h à 18h, tlj sauf le w-e, salle Michel-Journiac, université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Centre St-Charles – 162, rue St-Charles, 75015 Paris.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°124 du 30 mars 2001, avec le titre suivant : Paul Devautour : En route vers le « collecticiel »

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