Justice

Expertise

Parole d’artiste contre certitude scientifique

Par Alexis Fournol (Avocat à la cour) · Le Journal des Arts

Le 13 septembre 2016 - 987 mots

Lee Ufan refuse de considérer comme faux des tableaux que la justice coréenne apprécie comme tels. Cela pose la question de la parole de l’artiste dans le processus judiciaire d’authentification.

La confrontation qui se joue ces derniers temps entre l’artiste Lee Ufan, des experts coréens, la police de Séoul et au moins un supposé faussaire revêt un goût d’inédit sur le marché de l’art international. Les cas de faux artistiques, qu’ils soient commis en France ou à l’étranger, passionnent autant qu’ils inquiètent. Les révélations des talents déployés par certains faussaires alliés à une connaissance très fine des rouages du marché de l’art fascinent le public. La mise à mal des mécanismes et de la confiance attachés à ce marché singulier perturbe, en revanche, grandement les transactions.

Certains noms d’intermédiaires, d’acquéreurs ou d’experts renommés, mais trompés, sont alors dévoilés. Mais ce ne sont pas là les seules victimes de tels actes. Les artistes, eux, sont régulièrement oubliés, puisqu’il n’est question que de ceux qui ont été abusés et non de ceux dont le travail a été usurpé. Au demeurant, la réalisation de faux du vivant d’un artiste est chose rare. Et lorsqu’une telle hypothèse se présente, la parole de l’artiste s’impose souvent afin de désattribuer une œuvre litigieuse. C’est en cela que l’affaire concernant treize œuvres de Lee Ufan est sans précédent.

À la suite d’une enquête de près d’une année, la police de Séoul perquisitionne une galerie en octobre 2015 à la recherche de faux tableaux de Lee Ufan. Deux mois plus tard, un troublant tableau de la série « From Point » est dispersé aux enchères par la maison de ventes K Auction pour plus de 360 000 euros, avant que son certificat, voire son authenticité ne soient remis en question. Depuis lors, un procès s’est ouvert devant le tribunal de grande instance de la capitale coréenne. Au cœur de l’affaire, un acteur a pu être arrêté : un galeriste de 66 ans, accusé d’avoir permis la vente de trois œuvres pour un peu moins d’un million d’euros. Si le galeriste a d’ores et déjà reconnu avoir facilité la falsification d’une cinquantaine d’œuvres, avec l’aide d’un peintre et d’un autre galeriste encore inconnus, la police n’en recense aujourd’hui que treize, dont celle vendue chez K Auction ; quatre œuvres étant en mains privées et les autres dans diverses galeries. Aveux du principal accusé, comparaison des œuvres litigieuses avec d’autres authentiques exposées en musées, rapports scientifiques, il n’en fallait pas davantage pour clore l’affaire.

Lee Ufan affirme l’authenticité des œuvres
Mais le principal intéressé n’avait été nullement consulté. Alerté, l’artiste s’est par deux fois déplacé en juin dernier afin d’examiner les treize œuvres litigieuses. Le verdict de Lee Ufan fut sans appel : toutes les toiles sont authentiques. Ni les autorités, ni les acteurs du marché de l’art coréen n’auraient pu imaginer pareille conclusion. Pour la police, sollicitée par la presse locale, l’opinion de l’artiste entre frontalement en conflit avec ses conclusions et, si elle doit être respectée, ne peut donc être prise en considération. Pour les acteurs du marché interrogés, l’artiste ne pourrait, face à l’évidence de la situation, que se tromper. Dès lors, se poserait la question de son intérêt à reconnaître comme authentiques des œuvres pourtant fausses. Un éventuel intérêt pécuniaire est impossible, les artistes ne bénéficiant pas du mécanisme du droit de suite en Corée du Sud et les œuvres étaient toutes entre des mains étrangères à celles de l’artiste.

Deux hypothèses semblent se confronter. La première ne peut être écartée : l’artiste n’est-il pas l’acteur le plus compétent pour attribuer ou non une œuvre à son profit ? Une expertise dite scientifique ne peut se suffire à elle-même et la parole d’un présumé faussaire ne saurait, en cette qualité, prévaloir nécessairement sur celle de l’artiste. Les œuvres peuvent être authentiques. La seconde doit également être envisagée pour des séries d’œuvres aussi anciennes que « From Point » et « From Line ». N’est-il pas concevable qu’un artiste, en toute bonne foi, puisse être intimement persuadé d’être le créateur de toiles reprenant à la perfection son style et ses techniques ? D’autant plus que sont ici concernées des œuvres appartenant à des séries dont la numérotation semble avoir pu fluctuer par le passé. L’annonce, faite en mai dernier, de la publication prochaine d’un catalogue raisonné de l’artiste, né en 1936, participe d’une volonté de recenser précisément l’ensemble de sa création pour éviter pareille mésaventure.

Le désintérêt porté, en l’espèce, au rôle de l’artiste dans le processus d’authentification de ses œuvres s’avère fort déroutant au regard de la place qui aurait pu lui être accordée en France. De même, la certitude née des investigations policières, en l’absence de toute décision judiciaire, étonne. Le récent jugement rendu à Chicago (États-Unis) au profit de l’artiste britannique Peter Doig confortait la prérogative d’un créateur de daigner être l’auteur d’une œuvre qu’il ne réputait pas sienne. L’autre facette d’une telle prérogative réside dans la faculté de pouvoir voir affirmer son droit à la paternité, sous réserve d’en apporter la preuve. Si la parole de l’artiste n’est aucunement sacrée, elle doit être écoutée.

Une expertise coréenne peu encadrée

Au-delà du cas Lee Ufan, la présente affaire dénote le manque de structuration juridique d’un marché coréen pourtant fort dynamique. L’absence d’une réglementation spécifique constitue une réelle carence dans la traçabilité des œuvres. À la différence du système français, par exemple, aucun livre de police n’existe, un tel document assurant pourtant un suivi des différentes transactions réalisées par les galeries. De même, le recours régulier à des certificats d’authenticité rédigés par les artistes contemporains ne s’est pas encore imposé. Des initiatives existent cependant, à l’image de celles menées par le KAMS (Korea arts management service), une organisation publique qui vise à mettre en place, dans le domaine des arts visuels, un ensemble de bonnes pratiques en concertation avec les professionnels du secteur. La question de l’expertise et des modalités d’authentification sont au cœur des débats actuels, tant par l’organisation de colloques que l’aide apportée à la rédaction de catalogues raisonnés.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°463 du 16 septembre 2016, avec le titre suivant : Parole d’artiste contre certitude scientifique

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