Président de Sotheby’s France

Portrait - Guillaume Cerutti

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 19 septembre 2012 - 1875 mots

L’ancien inspecteur des finances a conduit des chantiers importants au Centre Pompidou puis
au ministère de la Culture avant de propulser Sotheby’s dans le duo de tête des maisons de vente française.

Difficile de faire tête mieux faite. Guillaume Cerutti fête ce mois-ci son cinquième anniversaire à la présidence de Sotheby’s France. Quand cet énarque a débarqué, la société de vente était classée en quatrième position. Elle se retrouve aujourd’hui numéro un (au premier semestre 2012), après être passée par la crise économique. Un résultat d’autant plus notable que, pour la maison mère, c’est l’inverse : on n’avait jamais vu, lors des ventes de printemps à Londres, Christie’s dépasser à ce point sa rivale.

À l’arrivée de Cerutti (gardez-vous de mal orthographier son nom, en vous calant sur quelque marchand de prêt-à-porter), la société était un paradoxe. Elle avait obtenu l’abrogation du monopole des commissaires-priseurs, mais avait laissé Christie’s s’accaparer la plus grosse part. La comparaison entre les deux hommes qui président aux destinées des branches françaises de ces mastodontes est éloquente : d’un côté, un commissaire-priseur de la grande école, François de Ricqlès, charmant en société, qui mise beaucoup sur ses relations et capitalise encore sur la confiance qu’il a su gagner de Pierre Bergé pour la vente « Saint Laurent ». De l’autre, un homme qui s’est fait tout seul, plus insecure qu’il n’y paraît, sans grande entrée dans l’univers des hautes fortunes, ni inclination pour les mondanités.

Une « Rolls intellectuelle »
Né près de Marseille, à La Ciotat en 1966, il est issu d’une famille de maraîchers et d’éleveurs. Son grand-père était venu du Piémont attiré par le chantier naval. Ses parents lui ont toujours dit : « Tu feras des études, on ne veut pas que tu travailles comme nous. » Contrat rempli. Sciences Po, chambre louée place Clichy, Ena, inspecteur des finances à l’âge de 25 ans. Un an plus tard, Jean-Paul Cluzel, son responsable à l’époque, lui proposait de collaborer à une mission sur le financement du cinéma, confronté au développement de la vidéo : « Il était l’un des meilleurs, tout en montrant de l’appétence pour la culture, ce qui était plutôt rare au Budget. Il rédigeait très clairement. Or l’État fonctionne par l’écrit : la capacité de résumer des propositions en deux ou trois pages est essentielle. Ajoutez à cela qu’il avait l’esprit d’initiative… une Rolls intellectuelle. »

L’année suivante, en 1993, à la demande d’Hugues Gall, pressenti pour diriger l’Opéra national de Paris, Cerutti a réalisé avec Cyril Roger-Lacan un audit sur la « gouvernabilité » de l’institution. Tirant le bilan dix ans plus tard, la Revue française de gestion soulignait la maîtrise des données économiques, en relevant combien il était « remarquable » qu’elle « corresponde aux objectifs retenus et à la volonté affirmée dès 1993 ». Le rapport préconisait une direction unipersonnelle et un budget programme sur cinq ans. Autrement dit, une visibilité indispensable dans ce métier, en lui garantissant la subvention sur ce délai (le Budget ne s’y est pas fait reprendre deux fois). Le système tient toujours, atteste Christophe Tardieu, directeur général adjoint de l’Opéra. « Guillaume nous a ouvert la voie, explique-t-il. Il a été le premier des inspecteurs de finances à s’occuper de la culture, il est le parrain de toute une génération comme la mienne qui s’est passionnée pour ce secteur à sa suite, avec Éric Garandeau, Aline Sylla, Pierre Hanotaux, Catherine Sueur… ».

Tandem avec Aillagon

Cluzel, appelé à présider le Grand Palais et la Réunion des musées nationaux (RMN), Gall, qui a joué un rôle d’éminence grise sous la droite, sont restés des amis. La rencontre avec Jean-Jacques Aillagon a été encore plus décisive. Celui-ci lui a annoncé son intention de le prendre avec lui comme directeur général du Centre Pompidou le jour de son trentième anniversaire : « Il m’a tout de suite fait savoir qu’il avait besoin de son propre espace pour travailler. J’ai trouvé cela culotté pour un type aussi jeune. Cela m’a plu. » Époque éprouvante, gros chantier, le « Centre hors les murs », la bibliothèque à repenser, le dialogue social…

Six ans plus tard, nommé ministre de la Culture, Aillagon l’emmenait en tant que directeur de cabinet. « Il a une immense capacité de travail, il est très méthodique, développe des points de vue très clairs tout en ayant une subtilité et un sens aigu des industries culturelles et de la création. » Lui : « J’ai beaucoup appris d’Aillagon, qui a énormément d’idées, très fidèle, très gentil… ». Un tandem aux caractères opposés, que la connaissance des dossiers a permis d’entrer tout de suite dans le vif de sujet. En deux ans, ils ont sauvé la RMN de la faillite, accordé leur autonomie aux grands établissements, fait adopter le crédit d’impôt pour le cinéma et la législation sur le mécénat, laquelle a freiné l’hémorragie du patrimoine artistique français – sans l’empêcher toutefois.

D’autres décisions sont plus contestables, comme d’avoir maintenu le projet du MuCEM (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée), cette coquille vide échouée sur le port de Marseille. Et tout n’a pas été rose. Plus d’une fois, Cerutti s’est énervé en apprenant qu’un responsable auquel il avait opposé une réponse négative avait par la suite sollicité le ministre. Voire le président de la République. Le jour où il fut mis fin à leur fonction, les deux hommes étaient défaits, amers : sous la pression d’une campagne de presse, Jacques Chirac avait changé d’avis la veille du remaniement. Les intermittents, et quelques pontes de la majorité, avaient eu leur peau. « Nous avons eu un an d’état de grâce, résume Cerutti. Nous avons abordé tout cela avec une certaine naïveté. Le matin où j’ai entendu Aillagon à la radio soutenir l’accord réformant le régime de l’intermittence, je me suis tout de suite dit que c’était une erreur politique : il s’était placé en première ligne, alors que ce dossier ne dépendait pas du ministère. On s’est battus, mais bon… »

Retour à Bercy pour diriger 3 500 employés de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes sous trois ministres successifs. Son inflexibilité y a été utile, notamment pour obtenir la condamnation de Leclerc à restituer 23 millions d’euros à des fournisseurs. En revanche, il n’a pas voulu s’occuper de la contrefaçon artistique, qui, aujourd’hui, prolifère sur le marché de l’art dont il est devenu l’un des principaux acteurs.

Sotheby’s France, avec sa centaine de salariés, fait en comparaison figure d’affaire familiale. Il a fallu se battre dans la crise pour maintenir un office aux vacations modestes comparées aux places fortes dans le monde. Pour vendre quelques Picasso à Paris, plutôt que de les transférer systématiquement à New York, en démontrant que les exportations peuvent croître en parallèle. Avec la presse, il a joué la transparence (dont il s’est fait l’avocat dans le milieu des affaires). Le personnel ne tarit pas d’éloges à son sujet. Même un Andrew Strauss, qui a dû partager le domaine impressionniste et moderne sur lequel il régnait seul depuis vingt ans, et ne l’a pas si bien vécu qu’il veut bien le dire aujourd’hui, philosophe : « Il peut être très strict, mais il est loyal. Et je comprends que les temps aient changé : un chef de département ne peut plus être expert, gestionnaire, financier, rédiger les catalogues, pour être tué à 50 ans. Nous sommes dans le même bateau, nous ramons ensemble, et lui, il n’y a pas de doute, il rame. »

Thomas Bompard, qui n’en revient pas d’avoir été nommé directeur de l’art impressionniste et moderne à 32 ans, se dit « un Cerutti boy ». Sa grande crainte est de le voir partir. Rappelant qu’il est arrivé à Sotheby’s par hasard, recruté par un cabinet de chasseurs de têtes, l’intéressé affirme ne nourrir aucune ambition particulière. L’horizon en France s’est rétréci de toute manière pour un homme de convictions, qui s’était engagé dans la campagne ayant conduit à l’élection de Nicolas Sarkozy.

« Avec lui, rien n’est jamais acquis. Parfois, c’est fatigant. Il refait un contrat la veille de la signature ; on ne peut plus l’imprimer, il me raccroche au nez en disant : débrouille-toi ! Je le déteste, mais il a raison sur tous les points. Bien souvent on emporte la mise, parce qu’on ne passe pas la pommade aux clients, mais on essaie de se mettre dans leur position. Il a la grinta (1), il est le no 10, mais il est aussi l’entraîneur », lance le jeune homme en usant du jargon du football, dont il partage la passion avec son patron.

L’envers de la médaille n’est pas difficile à imaginer. Pour écarter des anciens, il n’a pas tardé. Il se montre très fidèle, si cela marche. Mais toute nuance disparaît dans l’instant de la colère ainsi que toute trace d’empathie. Laurence Equilbey, qui dirige le superbe chœur Accentus dont il préside le conseil d’administration, est gentille quand elle parle de sa « douce autorité ». Il a été en tout cas « très présent dans les moments difficiles, montrant beaucoup de professionnalisme et d’instinct », au point de se demander s’il ne trouve pas un regain d’énergie dans les coups durs. Aillagon assure : « J’ai vu ses défauts s’émousser. Il peut donner le sentiment d’être inflexible, mais il mûrit, il s’arrondit, il a gagné un sens de l’humour, sans rien perdre de sa détermination.

Un bureau impeccable

Le bureau de ce perfectionniste, qui a dix dossiers à traiter dans la journée, est toujours d’une netteté implacable. Il compartimente à l’extrême. Même ses proches collaborateurs ne connaissent pas le prénom de ses quatre enfants. Il se réserve un créneau pour la natation et le cinéma, a dû abandonner le marathon à cause de son genou, avoue du bout des lèvres posséder quelques tableaux du XIXe et aimer le surréalisme. Et c’est un fan de l’Olympique de Marseille. Pour Thomas Bompard, il évoque « un film de Godard, dérangeant, inacceptable, on ne sait pas où il va terminer, mais à la fin on se considère enrichi. Il ne montre pas de complaisance. [Lui-même] accepte ces règles, car [Cerutti] est le premier à se battre, avec humilité et abnégation ». Il est l’homme d’une nouvelle ère, qui n’est plus le temps où les cessions se discutaient entre gens du beau monde, les ventes les plus spectaculaires finissant d’attirer une clientèle continue. Désormais, chaque vente est une bataille, conduite avec un cortège d’intermédiaires, financiers et juristes. « C’est un développeur. Il a compris que c’était un métier de Sisyphe. »

(1) Expression italienne utilisée sur les stades pour désigner une volonté farouche de gagner. Le no 10 est le marqueur de buts.

Guillaume Cerutti en dates

1966 Naissance à La Ciotat.

1991 Sortie de l’Ena (promotion Victor Hugo) et entrée à l’Inspection générale des finances.

1996 Directeur général du Centre Pompidou.

2002 Directeur de cabinet du ministre de la Culture et de la Communication, Jean-Jacques Aillagon.

2004 Directeur général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.

2007 P.-D. G. de Sotheby’s France (et vice-président Europe depuis 2011).

2012 Premier semestre : Sotheby’s dépasse les 91 millions d’€ de résultat, contre 69 pour Christie’s.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°375 du 21 septembre 2012, avec le titre suivant : Portrait - Guillaume Cerutti

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