Wifredo Lam, inventeur du métissage moderne

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 20 octobre 2015 - 1583 mots

L’artiste cubain bénéficie actuellement d’une grande et magistrale rétrospective
à Paris. L’occasion de relire une œuvre
plus riche que simplement primitiviste.

Eté 1941, Wifredo Lam regagne Cuba, dix-huit ans après avoir quitté son île natale pour étudier l’art en Europe. Ce retour au pays oriente de façon décisive sa carrière si originale, et foncièrement plus intéressante que les clichés auxquels elle est parfois résumée. Ni suiveur latino du cubisme ni peintre magique, Lam est en réalité l’auteur de la première grande œuvre métisse de l’aventure moderne. Sa production, emblématique des bouleversements esthétiques et sociaux du XXe siècle à l’échelle de plusieurs continents, a explosé dans toute sa singularité à Cuba. Ce retour est pourtant tout sauf volontaire ; il s’agit du deuxième exil que vit Lam en un infime laps de temps. En 1938, après avoir combattu avec les républicains, il est contraint de fuir l’Espagne quand Franco arrive au pouvoir. Il trouve un refuge temporaire à Paris, où il se lie d’amitié avec Picasso et Michel Leiris, mais doit à nouveau repartir quand la France tombe sous la coupe nazie. Avec une poignée d’artistes et d’intellectuels, dont André Breton, il embarque à Marseille au printemps 1941 à destination des Amériques. Cette traversée clôt un séjour fécond où il s’adonne avec les surréalistes à des expériences de création collective.

Cette période, pourtant éminemment éprouvante, l’aide à affranchir encore davantage sa créativité. Les séances de cadavre exquis et de pratique automatique libèrent son trait et ouvrent les vannes d’un imaginaire débridé, angoissant et fantastique. Une libération psychique et formelle qui s’incarne dans des dessins où se mêlent érotisme et figures hybrides qui atteindront leur climax aux Antilles. Après un mois passé sur le cargo Capitaine Paul-Lemerle, nos voyageurs d’infortune font halte à Fort-de-France. Ils restent quelques semaines en Martinique, alors sous le régime de Vichy, dans un camp d’internement. L’équipée entre rapidement en contact avec Aimé Césaire, nouvelle rencontre cruciale pour Lam. Le poète et l’artiste sympathisent instantanément, Césaire lui offrant son brûlot anticolonial, Cahier d’un retour au pays natal. « Poème de nos révoltes, de nos espoirs, de notre ferveur », indique la dédicace, révélatrice de leur caractère d’alter ego. L’écrivain lui confie également l’illustration du texte, une collaboration qui signe le début d’une indéfectible amitié ponctuée de projets à quatre mains. Né en 1902 d’une mère mulâtre afro-hispanique et d’un père chinois, Wifredo Lam a très tôt été confronté à la question raciale et à ses implications sociales. Ses origines, ses convictions marxistes et le contexte de l’antifascisme européen ne pouvaient que le rendre particulièrement réceptif aux idées du grand poète de la négritude sur la domination raciale et culturelle sévissant dans les anciennes colonies. « Comme ses rencontres avec Picasso et Breton, celle avec Césaire a été un puissant catalyseur », commente Eskil Lam, fils du peintre et directeur de ses archives. « Ces différents déclencheurs, associés au choc du retour à Cuba, ont profondément façonné sa peinture. »

L’enfer cubain
Après l’escale martiniquaise, Lam souhaitait suivre ses amis aux États-Unis ou au Mexique ; faute de visa il doit se résoudre à rentrer chez lui. « Il retrouve alors un Cuba qui ne lui plaît absolument pas », souligne Catherine David, conservateur au Musée national d’art moderne et commissaire de la rétrospective du Centre Pompidou : « Une île sous la dictature de Gerardo Machado, complètement folklorisée, vendue aux touristes et véritable Mecque de la prostitution. » Si Cuba est officiellement indépendante, l’esprit colonialiste et le racisme sont toujours endémiques. Inévitablement, les retrouvailles sont brutales. « Ce que je voyais à mon retour ressemblait à l’enfer », raconte-t-il quelques années plus tard à Max-Pol Fouchet. Sa révolte devient alors un moteur. « Je voulais de toutes mes forces peindre le drame de mon pays, mais en exprimant […] la beauté plastique des Noirs. Ainsi, je serais comme un cheval de Troie d’où sortiraient des figures hallucinantes, capables de surprendre, de troubler les rêves des exploiteurs. »

« C’est un moment très douloureux pour lui parce que cela le renvoie à un passé qui ne passe pas, observe Catherine David. Il va alors développer des figurations très syncrétiques entre des éléments végétaux, anthropomorphes et animaux. Des représentations extrêmement originales et étonnantes qui vont beaucoup impressionner. » Lam redécouvre les Caraïbes ; autant qu’il les réinvente à travers le prisme de ses expériences au sein des avant-gardes occidentales. Il est accompagné dans cette redécouverte de la culture afro-cubaine par de grands ethnologues tels que Lydia Cabrera et Fernando Ortiz qui mettent en perspective son histoire complexe et ses traditions. Sur fond de revendication culturelle et politique, il se familiarise ainsi avec la flore tropicale et les codes cultuels, notamment grâce à Cabrera qui travaille sur la santería, religion apportée à Cuba par les esclaves africains. Cette période coïncide avec une production frénétique : en 1942, Lam peint environ cent vingt œuvres.

La Jungle : consécration et malentendus
En janvier 1943, Lam achève La Jungle, son tableau manifeste. L’année suivante, elle est le clou de sa seconde exposition personnelle organisée à New York par la Pierre Matisse Gallery, et est achetée dès 1945 par James Johnson Sweeney pour le MoMA. Ce tableau monumental est immédiatement reconnu comme une œuvre majeure et ardemment subversive. Dans un environnement saturé évoquant les plantations de canne à sucre et de tabac, industries ayant prospéré grâce au colonialisme, Lam inscrit d’immenses personnages hybrides, mi-hommes, mi-dieux, mi-animaux, inspirés des cultures cubaines traditionnelles. Si les références religieuses et historiques sont identifiables, l’artiste n’illustre en rien un épisode, mais donne corps à des forces et des formes qui agitent l’inconscient collectif. « Je n’ai jamais inventé mes tableaux en fonction d’une tradition symbolique, précise-t-il à Fouchet. Mais toujours à partir d’une excitation poétique. » Hypersexués, menaçants et magnétiques, ces personnages matérialisent effectivement la révolution poétique chère aux surréalistes. Lam transgresse les frontières entre les règnes animal, humain et végétal, il abolit aussi toute hiérarchie en opérant un syncrétisme inédit où les codes afro-cubains entrent en collision frontale avec ceux du modernisme. Les personnages très expressifs et librement agencés dans l’espace, selon une relecture critique du cubisme, portent en eux le germe de toute sa production à venir. Jusqu’au crépuscule de sa vie, Lam réinterprète sans cesse une partition composée de figures métamorphosées pourvues de cornes, griffes, phallus, seins proéminents et mâchoires dévorantes. Si les éléments gagnent progressivement en stylisation, jusqu’à se rapprocher de signes très graphiques, et que les fonds évacuent la végétation luxuriante pour tendre à la monochromie, le répertoire reste inchangé. « Un des apports de Lam, c’est d’avoir intégré ces formes, ces références, dans la pratique et le discours de la grande peinture moderne, estime Catherine David. C’est une œuvre qui s’invente et s’articule entre divers espaces géographiques et culturels, en faisant entrer dans des représentations universelles des éléments très particuliers à un moment et des cultures spécifiques. »

Las, comme souvent, cette carrière riche et dense a été réduite à des lectures très simplificatrices. Beaucoup ont voulu y voir un primitivisme de bon aloi et des représentations magiques réalisées par un initié au vaudou. « Il avait un intérêt pour la religion, la santería et le vaudou, mais cela restait de l’ordre de la curiosité intellectuelle, témoigne Eskil Lam. Il a notamment été fasciné par les rituels vaudous auxquels il avait assisté avec Breton en 1945. Il s’était à cette occasion gentiment moqué du poète, qui avait quitté la cérémonie ne supportant pas ce qu’il voyait, en l’apostrophant d’un “La beauté sera convulsive ou ne sera pas !” » 

Repères

1902
Naissance à Sagua La Grande, à Cuba

1918
Il entre à l’École professionnelle de peinture et de sculpture San Alejandro de La Havane

1923
Arrivée en Espagne où il résidera pendant quinze ans

1938
Picasso l’accueille à Paris

1942
Exposition de gouaches à la Pierre Matisse Gallery à New York

1947
L’installation La Chevelure de Falmer est présentée à l’exposition « Le Surréalisme en 1947 » à la Galerie Maeght

1966
À La Havane, le peintre réalise la grande fresque Le Tiers Monde, « un hommage plastique à la révolution cubaine »

Années 1970
Séjours fréquents dans son atelier d’Albissola en Italie acquis en 1962

1982
Décès de l’artiste à Paris

Une rétrospective complète

Plus de trente ans après sa dernière grande exposition parisienne, le Centre Pompidou présente une ample rétrospective de Wifredo Lam. L’événement a été organisé en collaboration avec le Reina Sofia de Madrid et la Tate Modern de Londres, lui conférant une visibilité considérable. La manifestation peut ainsi s’enorgueillir de réunir quelque cent cinquante dessins, peintures, gravures et céramiques, et autant d’archives. Ce parcours très complet est jalonné d’œuvres maîtresses, dont des prêts issus des cimaises du MoMA et du Guggenheim, ainsi que de superbes dessins provenant de collections particulières. De manière certes classique, mais très didactique, la présentation est découpée en grandes séquences chronologiques qui documentent sa trajectoire exceptionnelle et donnent la mesure de tout le chemin parcouru, de ses débuts académiques à son style de maturité. Chacune retrace un séjour marquant de Lam : sa formation en Espagne, ses échanges artistiques à Paris et à Marseille, le retour aux Amériques, puis ses nombreux voyages transatlantiques et en Orient. Au final, c’est le portrait d’un homme monde qui se dessine, d’un peintre ayant voyagé toute sa vie et côtoyé certains des plus grands noms de son temps. L’importance et l’originalité de ses collaborations avec ses amis poètes sont d’ailleurs particulièrement bien mises en valeur, notamment ses dessins oniriques réalisés pour René Char, Césaire et Gherasim Luca.

« Wifredo Lam »

Jusqu’au 15 février 2016. Musée national d’art moderne-Centre Pompidou. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 21 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 23 h.
Tarifs : 14 et 11 €.
Commissaire : Catherine David.
www.centrepompidou.fr

Légende Photo :
Wifredo Lam, Sans titre (la Brousse), 1958, 244 x 345 cm, coll particulière, courtesy Galerie Gmurzynska Adagp Paris 2015

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°684 du 1 novembre 2015, avec le titre suivant : Wifredo Lam, inventeur du métissage moderne

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