Art moderne

XIXE-XXE SIÈCLE

Vincenzo Gemito, de Brutus à Alexandre

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 12 décembre 2019 - 855 mots

PARIS

Au Petit Palais, le sculpteur napolitain à la vie romanesque et à la carrière étonnante séduit avec ses têtes d’enfant.

Paris. Au Salon de 1877, à Paris, un jeune sculpteur napolitain fait sensation. Non loin de L’Âge d’airain de Rodin, Vincenzo Gemito (1852-1929) présente un Buste de Giuseppe Verdi (1873, [voir ill.]) très remarqué de la critique. Mais le public se rassemble surtout autour de son Pêcheur napolitain (bronze de 1877, [voir ill.]), controversé pour son réalisme et qui recevra cependant une mention honorable du jury. Plus mesuré que ses confrères, le critique Jules Antoine Castagnary le commente ainsi : « Une statuette amusante attire beaucoup la foule. C’est le petit Pêcheur napolitain de M. Gemito. Sans doute, l’auteur a eu l’idée coupable d’intéresser par son sujet, par l’anecdote même qu’il expose aux yeux. Il a tout fait pour que son pêcheur fruste, terreux, armé d’une longue ligne, attirât le regard et provoquât un rassemblement. Pour ce résultat, obtenu d’ailleurs, nous ne saurions blâmer trop M. Gemito : mais ce blâme étant donné, nous devons à la vérité de reconnaître que ce petit Pêcheur napolitain est plein de qualités d’observation et de modelé. […] Nous attendons M. Gemito à sa seconde exposition. »

En réalité, Gemito n’a pas organisé le coup publicitaire que Castagnary évoque. Il est napolitain et, dans sa ville, une tradition de sculpture populaire a formé son goût pour le réalisme. Depuis l’enfance, il connaît les sujets de crèche costumés que l’on y produits (et que le jeune Degas a sans doute observés aussi). C’est grâce à cette industrie locale demandeuse de main-d’œuvre qu’il a pu, lui l’enfant misérable, apprendre le dessin et la sculpture, suscitant l’intérêt de son professeur Stanislao Lista, et celui d’autres artistes.

Mais les amateurs parisiens auraient déjà connu son nom et eu vent de son aura s’ils avaient lu les Notes sur Rome et l’Italie de Louis Teste parues chez Émile Vaton en 1873. Le journaliste y racontait, avec beaucoup d’erreurs et d’inventions toutefois, l’histoire de ce jeune sculpteur, mentionnant sa statue Brutus (1871). Elle existe bien : Gemito avait remporté le concours pour une bourse d’étude à Rome (le « Pensionato ») et, à la fin de ce séjour, il devait rendre une œuvre sur un sujet imposé. Ce fut Brutus après le meurtre de César. Loin de la figure du traître arrogant ou du héros républicain, le jeune patricien romain laisse pendre une main de travailleur de force et offre le visage accablé d’un ragazzo dépassé par un destin trop large pour lui. Si cette tension tragique nous plaît aujourd’hui, la sculpture n’emporta évidemment pas les suffrages du jury.

Empathie pour le modèle

Le Gemito apprécié de nos jours est cependant le portraitiste d’enfants de Naples, petits visages tendrement observés. L’artiste dut se défaire de ces sujets faciles pour atteindre la notoriété et pénétrer le marché de son temps. En 1877, il venait chercher à Paris les galeristes et les commandes que son pays ne lui offrait pas suffisamment. Il était aux abois : la femme qu’il aimait, Mathilde Duffaud, était malade et il fallait payer les remèdes. Les dessins les représentant tous les deux, comme la délicate et minuscule sculpture Tête de Mathilde sur un coussin (1878-1881), montrent sa virtuosité dans l’observation des expressions, le rendu des visages dans leur vérité. Il pouvait donc être portraitiste et il le fut, avec succès. Mais il avait besoin d’éprouver de l’empathie envers son modèle pour en tirer le meilleur. Déjà, pour Verdi, il butait sur l’image officielle jusqu’à ce que le maître se mettant à composer devienne devant lui le génie à l’œuvre. Ces portraits inspirés sont saisissants, tel le Buste de Paolo Francesco Michetti (1873-1874) ou celui de son père spirituel parisien, le peintre et sculpteur Ernest Meissonnier (1878-1879). Mais lorsqu’il fallut réaliser le Portrait de Paul Dubois (1879), influent directeur de l’École des beaux-arts de Paris, le résultat fut décevant. Une partie des amateurs furent rassurés par ce bronze de bonne qualité et sans grand génie, mais, au Salon de 1880, le critique du XIXe siècle Edmond About estimait : « M. Gemito a considérablement vieilli M. Paul Dubois. »

En vérité, Gemito ne pouvait faire ce que l’on attendait de lui. Le Porteur d’eau (1881), calibré pour le succès, a un rire exagéré, presque grimaçant. Lorsqu’en 1885 vint la commande du roi Umberto Ier pour une statue colossale de Charles Quint, l’état mental du sculpteur se détériora brutalement. Il atteignait ce qu’il recherchait depuis toujours, mais il était incapable de produire une œuvre idéalisée, sans référence à un personnage réel dont on peut percer l’intimité de l’âme. Gemito s’enferma pendant plus de vingt ans dans une folie délirante, de 1887 à 1909, année où il retrouva le monde de l’art qui ne l’avait pas oublié et lui fit fête. Durant toute cette période il avait dessiné, détruisant peu après sa production. On ne sait comment il sortit de cette douloureuse retraite avec un talent intact et une inspiration totalement nouvelle – avec une prédilection pour Alexandre le Grand – orientée vers le classicisme et un retour à l’antique annonciateur de l’art italien des décennies suivantes. Gemito reste une énigme.

Vicenzo Gemito. Le sculpteur de l’âme napolitaine,
jusqu’au 26 janvier 2020, Petit Palais, avenue Winston-Churchill, 75008 Paris.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°535 du 13 décembre 2019, avec le titre suivant : Vincenzo Gemito, de Brutus à Alexandre

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque