Rennaissance

Un Cranach trop gourmand

Par Isabelle Manca · Le Journal des Arts

Le 10 mai 2017 - 770 mots

Bénéficiant de prêts exceptionnels et de l’apport de la recherche, la rétrospective du Kunstpalast de Düsseldorf pâtit d’un excès d’ambition, explorant bien trop de pistes à la fois.

DÜSSELDORF - Les expositions consacrées à Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553), contrairement à celles d’autres vedettes de l’art ancien, ne sont pas particulièrement rares. Il faut dire que sa production est incroyablement pléthorique. Alors que les artistes de la Renaissance n’ont souvent laissé qu’un corpus fort congru, les spécialistes estiment à plus de 1 500 le nombre de pièces subsistantes de Cranach ou de son atelier ; et ce chiffre ne représenterait qu’une fraction du corpus initial ! De fait, la plupart des grands musées occidentaux possèdent des œuvres du génie allemand. Cette profusion, mais aussi la popularité constante du peintre, explique la quantité élevée de manifestations consacrées au maître. En l’espace de dix ans, pas moins de trois expositions d’envergure ont ainsi été organisées en Europe : une belle monographie au Städel Museum (Francfort-sur-le-Main) en 2007, suivie en 2010 d’une intéressante proposition montrée à Bozar à Bruxelles, puis, dans une version hélas trop raccourcie, au Musée du Luxembourg à Paris. Cette trilogie se clôt aujourd’hui avec un projet extrêmement ambitieux présenté en grande pompe au Museum Kunstpalast de Düsseldorf.

Un contexte très propice
Cette exposition jouit en effet d’un contexte très favorable puisqu’elle constitue l’acmé artistique du 500e anniversaire de la Réforme. Un choix logique car Cranach a façonné l’image des premiers temps du protestantisme et immortalisé pour la postérité les traits de Martin Luther. De plus, cette exposition a été placée sous l’égide d’un solide programme scientifique : le Cranach Digital Archive, une structure qui mène un travail fondamental d’étude technique et stylistique ainsi que de numérisation des œuvres. Cette structure, fondée en 2009, collabore avec un cortège de partenaires institutionnels et d’éminents spécialistes universitaires.

La concordance d’un anniversaire hautement symbolique et l’implication du Cranach Digital Archive ne pouvait que rassurer les prêteurs et les inciter à la générosité. Et force est de constater que les principales collections internationales ont pratiquement toutes joué le jeu. À quelques exceptions près, les œuvres majeures présentées dans les précédentes expositions sont là. La seule qui fait réellement défaut est La Crucifixion conservée au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Ce tableau, considéré comme le tout premier du peintre, aurait été le bienvenu pour ouvrir une monographie d’ampleur. Mais cette lacune se fait vite oublier tant le parcours est dense et émaillé d’œuvres inédites ou qui ne quittent qu’exceptionnellement leur foyer. Sur une même cimaise, l’exposition se paie par exemple le luxe de juxtaposer trois pièces somptueuses – deux icônes et une pépite – réunies autour du thème des héroïnes. La magnifique Judith du Metropolitan Museum (New York) se retrouve ainsi flanquée d’une superbe Lucrèce (collection privée) et du célèbre Portrait d’une jeune femme provenant de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. L’institution russe s’est d’ailleurs montrée particulièrement bienveillante puisqu’elle a accepté de se séparer momentanément d’un autre fleuron : Vénus et Cupidon. Un tableau qui bénéficie d’une aura singulière en Allemagne, puisqu’il constitue le premier vrai nu de la Renaissance germanique.

Autre prise de choix, les commissaires ont réussi à obtenir un prêt prestigieux et qui n’allait pas de soi tant l’œuvre a connu une histoire chaotique : la Madone de Wroclaw. Le tableau avait été volé en Pologne après la Seconde Guerre mondiale, pendant sa restauration, et substitué par une copie. Les propriétaires de cette sublime Vierge à l’Enfant n’ont pu la récupérer qu’en 2012. Inutile de préciser qu’elle est depuis assignée à résidence.

Une médiation défaillante
Fort de ces prêts exceptionnels et du travail du comité scientifique, le musée avait toutes les cartes en main pour faire de cette exposition un événement mémorable. Hélas, l’exposition déroute plus qu’elle ne séduit, car elle pèche par un excès d’ambition. Elle aborde en effet trop de sujets à la fois, ce qui revient à les traiter tous de manière superficielle. Son sous-titre « Maître. Marque. Moderne » est symptomatique de ce positionnement confus. Le parcours se voudrait une grande rétrospective, mais il se propose aussi d’interroger les stratégies de carrière de Cranach et le fonctionnement de son atelier, tout en sondant sa modernité au travers de son influence sur les artistes du XXe siècle.

Généreuse dans son propos, et dans son désir de restituer au plus grand nombre les découvertes du Cranach Digital Archive, l’exposition se révèle malheureusement très maladroite dans la traduction de ce savoir dans l’espace. Exemple, les salles pédagogiques, pourtant prometteuses, tombent complètement à plat. Les défauts du parcours sont accentués par une médiation écrite quasi inexistante. En l’absence de cartel développé, le visiteur désireux d’obtenir des informations pour comprendre cette démonstration peu claire est condamné à rester scotché à un audioguide.

Cranach. Maître – Marque – Moderne
Jusqu’au 30 juillet, /Museum Kunstpalast, Ehrenhof 4-5, Düsseldorf

Légende Photo
Lucas Cranach l'Ancien, Portrait de Jeune femme, 1526, huile sur bois, 88,5 x 58,5 cm, Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg. © Photo : Gunnar Heydenreich/State Hermitage, St. Petersburg.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°479 du 12 mai 2017, avec le titre suivant : Un Cranach trop gourmand

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