XVIIIe

Un aventurier de l’art

Strasbourg offre sa première rétrospective au peintre Philippe-Jacques de Loutherbourg

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 11 décembre 2012 - 583 mots

STRASBOURG - Anglais pour la Grande-Bretagne, Français pour la France, Strasbourgeois pour Strasbourg, Philippe-Jacques de Loutherbourg (1740-1812) possède cette faculté de l’aventurier qui consiste à se sentir partout chez lui. Et de ne jamais être là où on l’attend.

Élève du frère de Giacomo Casanova, peintre de l’Académie royale admiré par Diderot, divorcé d’une courtisane de luxe, proche de l’alchimiste Cagliostro, décorateur en chef au théâtre londonien de Drury Lane, membre de la Royal Academy, guérisseur par apposition des mains, inventeur d’un théâtre en miniature dont le procédé mécanique faisait accourir le Tout-Londres : Loutherbourg fut tout cela et bien plus. Au Musée des beaux-arts de Strasbourg, les frasques bien connues de cette figure romanesque s’effacent enfin devant un œuvre insaisissable, empruntant volontiers détours et subterfuges.

Dramatisation à outrance
Le commissaire Dominique Jacquot rappelle le danger d’une analyse anachronique : en cette fin de XVIIIe siècle, les artistes peignent pour gagner leur vie. Ainsi émerge le profil calculateur de Loutherbourg, élève prometteur qui aurait pu se satisfaire des sages scènes pastorales au goût du jour sur lesquelles son maître apposait sa signature. Conscient de sa technique irréprochable, le peintre est ambitieux et ne cache pas sa vénalité. S’enchaînent donc, afin de plaire, paysages bucoliques mais aussi marines et scènes de bataille dont les plus appréciées usent d’une dramatisation à outrance. Les personnages sont à la merci d’une nature déchaînée (tempêtes, avalanches, incendies…) dans des compositions dynamiques très narratives – Loutherbourg, homme du XVIIIe siècle jusqu’au bout des ongles, préfigure le romantisme. À cette maîtrise géométrique s’ajoute un jeu d’éclairage aussi élaboré que racoleur, emprunté à Joseph Vernet, faisant s’opposer le chaud et le froid.

Venu à Londres à la suite de son divorce, le peintre sait répondre au goût local ; il abandonne les clins d’œil à la peinture flamande et les coloris italiens pour l’atmosphère verdoyante de la campagne anglaise et de ses sites pittoresques. Il s’adapte si bien qu’il devient plus anglais que les Anglais – sa Vue de Coalbrookdale, de nuit (1801), où brûlent les feux de la fonderie d’acier, illustre les aujourd’hui les débuts de l’industrialisation dans les manuels d’histoire anglaise. Son talent d’équilibriste visuel lui vaut la commande, à Londres, de scènes de batailles illustrant les victoires de la Royal Navy sur la flotte royale française ou la Grande Armada. L’Alsacien de cœur s’exécute avec grâce. Comme pour refléter le caractère fougueux du peintre, la scénographie ne fait pas l’économie de couleurs franches, et sait ménager ses effets – après une suite de pastorales de boudoir, surgit face au visiteur l’impressionnante Victoire de Lord Howe (1795), bataille navale apocalyptique que ne saurait égaler la plus élaborée des productions hollywoodiennes.

Dès sa prise de fonctions à la direction du musée en 2001, Dominique Jacquot s’est mis en tête de programmer une exposition sur le peintre strasbourgeois de naissance. Elle sera fondée sur la thèse de doctorat soutenue à la fin 2008 par Olivier Lefeuvre à l’université Paris-Sorbonne-IV – la monographie/catalogue raisonné qui en est tirée fait office de catalogue d’exposition. Loutherbourg ayant bénéficié jusqu’alors d’une seule rétrospective, il y a quarante ans à Londres, le superbe hommage rendu par Strasbourg dépasse largement le cadre de la célébration du bicentenaire de sa mort.

Loutherbourg (Strasbourg 1740-Londres 1812) : Tourments et chimères

Jusqu’au 18 février 2013, Musée des beaux-arts, palais Rohan, 2, place du Château, 67000 Strasbourg, tél. 03 88 52 50 68, www.musees.strasbourg.eu.

Publication, Olivier Lefeuvre, Philippe-Jacques de Loutherbourg, éd. Arthena, 2012, 408 p., 120 €.

Voir la fiche de l'exposition : Loutherbourg

Loutherbourg

Commissaires : Dominique Jacquot, conservatrice en chef du Musée des beaux-arts ; Olivier Lefeuvre, historien de l’art et spécialiste au département des tableaux anciens chez Christie’s Paris

Scénographie : Alexandre Früh

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°381 du 14 décembre 2012, avec le titre suivant : Un aventurier de l’art

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