Art ancien

XIXE SIÈCLE

Turner ou le culte de la lumière

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 4 avril 2023 - 877 mots

MARTIGNY / SUISSE

Juxtaposant huiles, aquarelles et estampes, l’exposition de la Fondation Pierre Gianadda met en valeur la diversité d’inspiration du peintre et son obsession visant à rendre toutes les nuances de la lumière.

Martigny (Suisse). Grand spécialiste de Joseph Mallord William Turner (1775-1851), David Blayney Brown a réuni une sélection d’une centaine d’œuvres dont plus de vingt huiles appartenant à la Tate Gallery (Londres). À la différence de celle qu’il avait organisée en 2020 au Musée Jacquemart-André à Paris, cette exposition n’est pas une rétrospective : le commissaire enjoint le public de ne pas se préoccuper de chronologie, mais de vivre « en roue libre » une expérience « visuelle et émotionnelle » devant ces œuvres « qui parlent d’elles-mêmes » de lumière, de couleur, d’atmosphère, de tout ce qui fait du peintre anglais l’un des plus grands paysagistes.

Dans l’espace d’exposition – une agora entourée de petites salles qui s’ouvrent sur elle –, le visiteur est accueilli par deux grands tableaux se faisant face, Apollon et Python, une toile exposée en 1811, et Histoire d’Apollon et Daphné, une huile sur bois exposée en 1837. Le premier, pétri de romantisme, montre le dieu du soleil vainqueur des forces des ténèbres symbolisées par un animal fantastique dont on découvre peu à peu les formes dans une ombre profonde. S’apprêtant à décocher une dernière flèche, Apollon est éclairé par son double glorieux, l’astre du jour à son lever. À l’opposé, Histoire d’Apollon et Daphné est un paysage historique vu de haut, contenant une scène à la façon de Nicolas Poussin dans la lumière dorée que Turner a apprise de Claude Lorrain. Si le visiteur n’apercevait pas, dans les autres salles, les aquarelles presque abstraites qui font aujourd’hui de l’artiste anglais une légende, il serait sans doute dérouté.

Études et tableaux achevés

L’une des qualités de l’exposition est justement de montrer côte à côte les tableaux achevés, peintures d’histoire ou paysages destinés à être vus, et les études ou les œuvres personnelles dans lesquelles Turner cherchait à rendre une expérience du sublime ou un éblouissement intime. Nourri de culture classique, il était un romantique, un précurseur du symbolisme et non un préimpressionniste ou un annonciateur de Mark Rothko, comme on le dit. Dans le catalogue, au sujet de ce peintre du XXe siècle qui s’amusait de ce « que son prédécesseur ait appris tant de choses de lui », David Blayney Brown note à quel point les apparences sont trompeuses. De même pour Claude Monet : si celui-ci a emprunté à Turner des choix techniques – la préparation blanche de la toile, par exemple –, c’est le futur Gustave Moreau que l’on pressent dans les architectures fantastiques et la lumière du Rameau d’or (exposé en 1834) et de La Visite au tombeau (exposé en 1850). Près du Rameau d’or est accroché Paysage avec eau (vers 1840-1845, voir ill.). Cette œuvre qui n’a pas été montrée du vivant de l’artiste est en effet comme un aboutissement : de l’épisode tiré de l’Énéide de Virgile, il ne reste plus que le lac Averne (considéré par les Romains comme l’entrée des Enfers) et un arbre à l’aspect calciné, accroché à la montagne. Tout le reste de la toile est d’or, chauffé à blanc en son centre.

On sait que, pour nourrir son inspiration, Turner voyageait beaucoup. Il ne peignait pas sur le motif mais dessinait en route et, bénéficiant d’une extraordinaire mémoire de ce qu’il avait vu et des sensations qu’il avait éprouvées, attendait d’être à l’étape pour retrouver les couleurs, réinterpréter les paysages. Un ensemble de dessins et d’aquarelles documente son voyage dans les Alpes en 1802, dont Le Pont du Diable et les gorges de Shöllenen (1802, voir ill.), vue grandiose d’un lieu cher au cœur des Suisses. Des années après, il pouvait s’inspirer de ses notes graphiques pour réaliser de nouvelles compositions telle la toile La Chute d’une avalanche dans les Grisons (exposée en 1810) brossée vigoureusement, le manche du pinceau ayant servi à graver des stries dans les empâtements des rochers situés au premier plan.

Les pigments d’or

Une autre qualité de l’exposition est d’amener le visiteur à analyser l’œuvre du peintre non seulement dans sa recherche constante sur la lumière (d’où le titre, « The Sun is God » – « Le soleil est Dieu » – une phrase qu’il aurait dite au moment de sa mort), mais aussi dans sa technique. Dans le petit journal de l’exposition, Julia Hountou attire l’attention sur la multiplicité des pigments jaunes dont disposait ce virtuose avide de toutes les nouveautés mises sur le marché à destination des artistes, mais aussi sur le travail qu’il accomplissait au côté des graveurs pour parfaire les estampes éditées d’après ses tableaux, aquarelles et dessins. Un bel ensemble en est présenté, dont Dudley, Worcestershire, un paysage industriel gravé par Robert Wallis (publié en 1835) et Pluie, vapeur et vitesse et Tempête de neige gravées par Robert Brandard (publiées en 1859-1861). Dans ses aquarelles, Turner pouvait utiliser les coulures, étaler la peinture au doigt ou la gratter de l’ongle pour revenir à la couleur du papier. Malheureusement, il est quasiment impossible d’apprécier la technique éblouissante dont il faisait preuve en raison d’un éclairage mal adapté aux œuvres munies d’une vitre. On ne peut que s’en faire une idée grâce au catalogue, dans lequel Amy Concannon retrace l’histoire de ces papiers « magiques ».

Turner. The Sun is God,
jusqu’au 25 juin, Fondation Pierre Gianadda, 59, rue du Forum, 1920 Martigny (Suisse).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°608 du 31 mars 2023, avec le titre suivant : Turner ou le culte de la lumière

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