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XVE SIÈCLE À NOS JOURS

« Silences » dans les salles

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 18 septembre 2019 - 813 mots

GENÈVE / SUISSE

Le Musée Rath consacre une exposition à la notion de silence en art, depuis la nature morte jusqu’ au paysage en passant par des scènes d’intérieur exprimant l’ennui ou l’indifférence.

Genève.« Je connais peu d’œuvres,écrit Gide à propos de Vuillard, où la conversation avec l’auteur soit plus directe. Cela vient surtout de ce qu’il parle à voix presque basse, comme il sied pour la confidence, et qu’on se penche pour l’écouter. » Les œuvres présentées au Musée Rath à Genève font mieux que parler à voix basse, elles réussissent à donner une forme picturale à ce qui paraît irreprésentable : le silence. L’exploit n’est pas ici un vain mot car de nos jours il faut un immense effort pour faire barrage aux bruits qui nous entourent et parasitent notre attention.

Effort d’autant plus grand que la peinture, cet art muet, tente depuis toujours de capter les bruits ambiants. Pour preuve, des scènes de chasse, des batailles navales ou un personnage riant aux éclats accueillent le visiteur dans la première salle.

Suivent les œuvres qui résistent à tout bruitage et qui semblent préserver un secret. Parmi elles figurent nombre de natures mortes dont on a oublié l’appellation plus ancienne, « vie silencieuse ». Cependant, au XVIIe siècle, les natures mortes et les vanités sont encore bavardes. Ainsi, on s’étonne du choix ici de toiles de Jacques de Claeuw ou d’Edwaert Collier, lesquelles, chargées d’une surabondance somptueuse de formes et de textures, entament comme un échange ininterrompu entre les mots et les mets. Plus sobre et dépouillée est l’œuvre de Jean-Étienne Liotard (Fruits sur une serviette, un petit pain, un couteau, 1782). Sans être austères, les objets assemblés par le peintre suisse n’offrent pas la séduction de ceux des artistes hollandais ou flamands. Si l’on déplore l’absence de Chardin, « maître ès silences », les deux photographies terrifiantes réalisées par Mat Collishaw (Dernier repas du condamné, 2010) sont sidérantes. Dans un espace déserté, sur un fond dénudé, délivré de tout élément parasite, la scénographie de ce sujet macabre ne laisse échapper aucun bruit. Ici, le terme « nature morte » est à prendre au premier degré.

La représentation du « non-dit »

Dans d’autres sections du parcours, des personnages humains font leur entrée. Absorbés en eux-mêmes, ils arborent souvent des expressions mélancoliques, inspirées par la célèbre gravure d’Albrecht Dürer, Melencolie (1514). Immobilisés, les individus au regard absent expriment un sentiment de désarroi. Ailleurs, sur un fond gris, une femme vêtue de noir tourne le dos au spectateur. Solitude ou simple ennui ? On ne le saura jamais (Vilhelm Hammershoi, Intérieur avec piano et femme vêtue en noir, 1901 [voir ill.]). Un peu plus loin, une pièce vaste et dénudée – un parquet, des murs, une porte entrouverte – respire le silence (La Grande Salle du manoir, 1909). Paradoxalement, le mutisme devient plus violent quand le dialogue est définitivement rompu. Intitulé « Non-dit », un des chapitres de la manifestation met en scène des couples où les figures, plutôt que réunies, se tiennent côte à côte, dans une indifférence totale. La formidable série de Félix Vallotton illustre parfaitement ces cruelles absences d’échange.

Plus serein est le silence que dégagent les paysages. Avec Ferdinand Hodler ou Alexandre Perrier, le lac, la montagne et le ciel sont des éléments qui s’organisent selon un jeu de symétrie horizontale ou verticale parfaitement équilibré (Le Lac Léman et le Mont-Blanc à l’aube, octobre [1917] pour le premier, Le Lac Léman et le Grammont [1901] pour le second). Même le paysage urbain, ce lieu qui condense toute la fureur du monde, n’est plus ici un espace saturé de communications mais un lieu vide où évoluent des inconnus étrangers les uns aux autres. Filmée par Mark Lewis dans un lent panoramique, recouverte de neige, la ville de Toronto est comme filtrée, vue au travers d’une vitre invisible qui en étouffe les rumeurs (Snow Storm at Robarts Library, 2015).

Un sentiment d’irréalité

Au fil de son parcours, l’exposition fait découvrir des œuvres qui évoquent le silence, l’immobilité, la patience, l’attente, le temps qu’il faut au regard pour saisir l’image, s’en emparer, s’en nourrir. Ces œuvres sont emplies de silences compacts. Elle s’achève avec deux artistes majeurs, Giorgio Morandi et Zoran Music. Chez le premier, le motif se résume à de simples ustensiles de cuisine, quelques bouteilles, bols et pots couverts de poussière (ou de poudre de pigments) posés sur un fond obstinément opaque, obstrué. Des objets aux arêtes sinueuses, aux profils incertains, des formes entourées d’un trait comme mal assuré, tremblé. Excluant définitivement toute parole, cette peinture pose un regard sur un monde figé, inaccessible au spectateur qui est progressivement saisi d’un sentiment d’irréalité.

Avec Music, le silence émane non pas d’un être de chair mais d’une apparition d’outre-tombe, la face visible d’une profonde avancée vers la mort (Figura Grigia, 1997). Ici comme ailleurs chez ce rescapé, le silence est terrible. Silence qui crie sans émettre un seul son, car ce cri se dirige vers l’intérieur.

Silences,
jusqu’au 27 octobre, Musée Rath, Place de Neuve 1, Genève.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°529 du 20 septembre 2019, avec le titre suivant : « Silences » dans les salles

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