Art contemporain

Saul Steinberg, sous le signe de Saturne et d’Apollon

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 26 octobre 2021 - 504 mots

PARIS

Sises au Centre Pompidou et à la Galerie Maeght, deux superbes expositions célèbrent simultanément Saul Steinberg (1914-1999), dont la mélancolie et l’absurde irriguent les œuvres comme une sève joyeuse. De l’art de persister, malgré tout.

Sur une photographique réalisée en 1978 par Evelyn Hofer, l’artiste Saul Steinberg, 64 ans et un faux air d’apothicaire, épaisses lunettes noires et moustache impeccable, tient de la main gauche une photographie découpée, et grandeur nature, de l’enfant qu’il fut à six ans. Mise en abyme, hiatus chronologique, bricolage mélancolique : tout Steinberg est là, tout son sens de l’humour, de cet humour mâtiné de sérieux qui n’est jamais badin, mais absurde, pareil à celui de son ami Eugène Ionesco, qui vit dans son compatriote un « sage ironique », un homme capable, sans que tremble la moustache, de composer des scènes d’une hardiesse inouïe, si l’on veut se fier aux 1 200 planches que livra l’illustrateur au New Yorker dès 1941.

Parade, parodie

Né en 1914 dans une petite ville de Roumanie, chassé pour être juif, accueilli par une Italie fasciste dans le prestigieux Politecnico de Milan, le jeune homme ne parvient pas à subsister par ses dessins d’une causticité souveraine, et devient apatride. De Saint-Domingue, où il s’exile après avoir été interné dans les Abruzzes, Steinberg envoie des dessins aux revues américaines – Harpers’s Bazar, Life, New Yorker– et s’engage dans la marine pour accélérer sa naturalisation. Exilé involontaire, voyageur obsédé, l’homme sait l’inanité des drapeaux et la porosité des frontières, la « solitude de groupes » et les « groupes de solitaires » ainsi que l’écrit Ionesco dans le sublime catalogue d’une exposition à la Galerie Maeght, pour laquelle Steinberg concevra notamment Art Viewers (1966), une toile de lin qui, montrant sur 20 m2 des « regardeurs » esseulés, est aujourd’hui en majesté au Centre Pompidou.

Proche de Le Corbusier, d’Henri Cartier-Bresson, d’Igor Stravinsky et de Billy Wilder, l’artiste touche à tout et devient une idole des arts graphiques dont le trait, d’une simplicité excentrique, déroute et séduit, mord et caresse dans un même mouvement. Steinberg l’insaisissable avance masqué, parfois littéralement, ainsi de sa fameuse série de masques conçue dans des sacs de papier avec Inge Morath au seuil des années 1960. Inquiétante étrangeté et joie saturnienne deviennent les marques de fabrique d’un artiste que célèbrent tous les musées du planisphère – israéliens, allemands, américains ou belges –, à l’heure du tourisme de masse et du débridement de la « culture ». À l’encre ou au crayon de couleur, en deux ou trois dimensions, avec une ligne brisée ou par des lavis, Steinberg dit la grande parade et la grande parodie du monde, « bride sa main pour être plus sûrement l’œil qui capte et qui fixe, qui intériorise, qui passe au crible, qui fait surgir le rapport inattendu, l’étincelle du court-circuit » (Jacques Dupin). On pense à Victor Brauner, à Richard Lindner, mais aussi à Vladimir Nabokov et Italo Calvino, ses hérauts de l’absurde, ces introspecteurs de la « transparence des choses », quand le secret apollinien s’épaissit dans la limpidité, quand il vaut mieux en rire qu’en pleurer…

« Saul Steinberg. Entre les lignes »,
jusqu’au 28 février 2022. Centre Pompidou, Galerie d’art graphique, place Georges-Pompidou, Paris-4e. Tous les jours de 11 h à 21 h, sauf le mardi. Commissaires : Anne Montfort-Tanguy et Valérie Loth. www.centrepompidou.fr
« Saul Steinberg »,
jusqu’au 4 décembre 2021. Galerie Maeght, 42, rue du Bac, Paris-7e. www.maeght.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°748 du 1 novembre 2021, avec le titre suivant : Saul Steinberg, sous le signe de Saturne et d’Apollon

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