Ruhlmann, l’exception décorative française, à New York

Par Armelle Malvoisin · L'ŒIL

Le 28 octobre 2009 - 1236 mots

Dans l’écrin de leur galerie new-yorkaise, qui souffle cette année ses dix bougies, Robert et Cheska Vallois rendent hommage au créateur Art déco Jacques Émile Ruhlmann, dont le talent d’ensemblier a conquis les États-Unis dès 1920.

A l’occasion du dixième anniversaire de l’ouverture de leur galerie à New York, en association avec Barry Friedman, les antiquaires parisiens Bob et Cheska Vallois présentent une exposition monographique de Jacques Émile Ruhlmann (1879-1933). Ce n’est pas tout à fait une première puisqu’en 1998, sur leur stand de la Biennale des Antiquaires, les Vallois avaient déjà organisé un one-man show de cet immense créateur. Et qu’en 2004, une très belle rétrospective sur Ruhlmann s’était tenue au Metropolitan Museum of Art de New York, sous le titre « Ruhlmann, génie de l’Art déco ».

L’exposition actuelle est un hommage à l’un des artistes décorateurs phares de la galerie, un des rares Français dont les créations ont conquis l’Amérique et ses collectionneurs dans les années 1920. « Lorsque nous avons démarré dans l’Art déco, il y a près de quarante ans, nos clients américains ne connaissaient que Ruhlmann », note Cheska Vallois. C’est aussi avec Ruhlmann que les Vallois ont commencé leur carrière d’antiquaires ayant contribué à remettre au goût du jour l’Art déco et ses créateurs, dont on a même oublié, tant leur œuvre nous enthousiasme aujourd’hui, qu’ils ont été éclipsés pendant plusieurs décennies.

Près d’une vingtaine de pièces sélectionnées par les Vallois retrace le parcours de Ruhlmann, depuis ses débuts dans les années 1910, jusqu’aux toutes premières années 1930 où son talent en adéquation avec son époque l’amène à utiliser des matériaux modernes. Parce que Ruhlmann ne concevait pas que des meubles, mais des ensembles complets qui ont séduit les clients fortunés de son époque, l’exposition met en exergue le talent d’ensemblier du décorateur par la présentation de luminaires, objets d’art et tapis qu’il a dessinés.

Avant et après 1925
1925 est un tournant majeur dans la carrière de Ruhlmann. Il se fait brillamment remarquer avec son « Hôtel du collectionneur », point de mire de l’Exposition des Arts décoratifs et industriels modernes. Dès lors, les commandes internationales affluent pour Ruhlmann qui, jusqu’alors, ne gagnait pas d’argent avec ses meubles. La galerie montre quelques pièces créées autour de cette date charnière, tel un ensemble composé d’un canapé et de deux fauteuils en bois doré ainsi qu’un tapis rectangulaire à motifs noirs et blancs sur fond rouge et un miroir en bronze argenté. `
De sa première participation au Salon d’automne, en 1913, à l’Exposition de 1925, Ruhlmann a travaillé à fonds perdus. Les ventes ne couvrent pas les importants coûts de production. C’est en faisant prospérer l’entreprise de peinture de son père qui, elle, gagne de l’argent, que Ruhlmann a gardé son autonomie et sa liberté créatrice qui le poussent à créer des meubles raffinés avec des bois et des matériaux précieux, d’une très grande qualité d’exécution.

Un guéridon de 1916, en amarante et marqueterie de bois clair, à décor de cailloutis au niveau du piétement, rend compte des premières audaces décoratives de Ruhlmann. Ce motif de cailloutis sera par la suite traité en ivoire. La quintessence de l’œuvre du décorateur s’exprime à travers un guéridon haut, en ébène de Macassar, de 1933, d’une fausse simplicité. Un plateau circulaire à placage rayonnant, cerclé d’un important filet de bronze doré rehaussé de dentelures, repose sur un pied central de forme rectangulaire, souligné de bronze doré dentelé à la jonction d’une base circulaire à doucine. Ou encore à travers un cabinet ovale en loupe d’amboine, souligné de denticules d’ivoire, ouvrant par une porte bombée ornée d’un fin treillage, le tout reposant sur de fins pieds gainés d’ivoire. Ce meuble précieux, créé vers 1922-1924, pousse le raffinement jusqu’aux effilés de soie ornant le bouton de serrure en ivoire.

Meubles au féminin
C’est avec ce genre de petits meubles de boudoir que, à partir de 1920, Ruhlmann conquiert l’espace intime de la femme. Ainsi, une paire de meubles en bois de violette, un chiffonnier et un secrétaire enrichis de détails de bronze argenté (poignées, entrées de serrure et hauts sabots sur les pieds avant), créés pour la loge de l’actrice Jacqueline Francel au Salon des artistes décorateurs de 1930. Le chiffonnier est une pièce unique tandis que le secrétaire est le second exemplaire de ce modèle réalisé en 1932 pour Mme Ruhlmann.

Variante à un miroir d’une coiffeuse faisant partie de la loge de Jacqueline Francel, la coiffeuse présentée [voir ci-contre] nous amène à découvrir une production plus moderne, associant le bois, le métal et le verre : deux éléments latéraux à six tiroirs en bois de violette et poignées en bronze chromé reposant sur de larges patins en bronze chromé reliés par un repose-pied ajustable, un plateau semi-circulaire en verre gravé de cercles concentriques orné d’un miroir pivotant en bronze chromé à inclinaison ajustable et un siège pivotant en métal chromé.

Le glissement moderniste
C’est en 1929 que Jacques Émile Ruhlmann modernise sa conception du mobilier. Cette année-là, son « Appartement d’un prince héritier des Indes à la Cité » séduit le jeune Maharadja d’Indore qui lui commande un cabinet de travail pour son nouveau palais moderne construit par Muthesius. De cette provenance indienne, figure un meuble d’appui à compartiments, en ébène de Macassar et bronze chromé, reposant sur une base rectangulaire chromée [voir p. 80].

La modernité de Ruhlmann se révèle aussi vers 1930 avec un bureau en ébène de Macassar et bronze argenté et, surtout, avec un exceptionnel bar-vitrine, en verre, miroir et acier nickelé exécuté par Subes. Après l’avoir montré à l’exposition du MET, à New York, les Vallois ont ressorti de leur collection personnelle cette pièce maîtresse, probablement unique, emblématique du travail moderniste de Ruhlmann. Le coffret central s’ouvre par une porte en onyx. Les pieds fuselés et cannelés signent le style Ruhlmann.
S’il n’avait été foudroyé par la maladie en 1933, Ruhlmann nous en aurait sans doute fait découvrir beaucoup plus...

Les Vallois à New York
La galerie new-yorkaise Friedman & Vallois souffle ses dix bougies en 2009. Après une exposition inaugurale de meubles de Diego Giacometti et Jean-Michel Frank, c’est avec un ensemble de pièces de Ruhlmann qu’elle marque le coup.

Plus de 60 % de clients américains
En 1999, les Vallois s’associent au marchand américain Barry Friedman pour ouvrir une antenne sur la 67e rue, dans l’Upper East Side. Après une longue carrière dans leur galerie parisienne de la rue de Seine, qui a vu défiler les plus grands amateurs internationaux d’Art déco, ils veulent se rapprocher des décorateurs américains qui ont leurs entrées dans les plus prestigieuses collections outre-Atlantique. « Plus de 60 % de notre clientèle est américaine. Il est normal que nous soyons près d’elle, relève Cheska Vallois. Le goût américain et européen s’affirme pour les mêmes créateurs. Nous avons à New York, comme à Paris, la même demande de qualité et de rigueur. Aussi nous montrons les mêmes types de pièces dans les deux galeries. » Soit les plus talentueux artistes de l’époque : Pierre Chareau, Marcel Coard, Jean Dunand, Jean-Michel Frank, Alberto et Diego Giacometti, Eileen Gray, André Groult, Paul Iribe, Pierre Legrain, Eugène Printz, Armand-Albert Rateau, Jacques Émile Ruhlmann… Cette année marque l’agrandissement de la galerie de New York qui s’étend désormais sur trois niveaux, pour de futures et plus nombreuses expositions. Selon Cheska Vallois, « La galerie est un lieu privilégié pour recevoir les clients qui y trouvent une confidentialité indispensable ».

Autour de l'exposition
Informations pratiques. « Ruhlmann », du 5 novembre 2009 au 5 janvier 2010. Galerie Friedman & Vallois, 27 East 67th Street, 10 021 New York. À Paris, la galerie Vallois, dédiée à l’Art déco, est située dans le quartier Saint-Germain, 41, rue de Seine. www.vallois.com
Ruhlmann, par Florence Camard, Éditions Monelle Hayot, 512 p., 750 ill., 130 €

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°618 du 1 novembre 2009, avec le titre suivant : Ruhlmann, l’exception décorative française, à New York

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