Art contemporain - Art moderne

XXE SIÈCLE

Rothko face à l’« impressionnisme abstrait » de Monet

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 14 avril 2022 - 829 mots

GIVERNY

Le Musée de Giverny offre un dialogue entre l’abstraction du peintre new-yorkais de l’après-guerre et la dernière période du fondateur phare de l’impressionnisme.

Giverny (Eure). Des paysages sans limites, qui résistent à la possibilité d’être parcourus par le regard. La couleur, appliquée généralement en glacis transparents, fait surgir des configurations quasi rectangulaires, superposées symétriquement sur un fond quasi monochrome. Les formes, aux contours flous et apparemment mouvants, sont comme des nappes chromatiques d’une luminosité irradiante. Aucune indication sur la genèse du tableau ni trace de pinceau ou touche n’en signalent le processus. Les œuvres se transforment en un mur de couleur stratifiée, qui vibre et s’étend, captivant le spectateur par son effet hypnotique. Le visiteur reconnaît sans peine dans cette description la peinture de Mark Rothko (1903-1970). Le Musée de Giverny a réuni une demi-douzaine de magnifiques toiles de l’artiste américain, un exploit quand il est si difficile d’en obtenir des prêts.

Face à ce géant de l’expressionnisme abstrait, sont exposées des œuvres de Monet (1840-1926), également de qualité exceptionnelle, issues essentiellement des deux dernières décennies de la vie du peintre. L’exposition vise à montrer le lien entre la production tardive du peintre français et l’abstraction pratiquée par Rothko. Même s’il ne s’agit pas de la première tentative en ce sens. En 2018, le Musée de l’Orangerie, avec « L’abstraction américaine et le dernier Monet », rappelait qu’Alfred H. Barr fit entrer un grand panneau des Nymphéas au MoMA de New York en 1955. Le célèbre historien de l’art voit en Monet « une passerelle entre le naturalisme du début de l’impressionnisme et l’école contemporaine d’abstraction la plus poussée de New York ».

« Je voudrais créer un lieu »

Car ce sont les peintres américains de l’après-guerre qui rendent un hommage appuyé à l’aspect all over,« défocalisant », caractéristique de la dernière série de Monet. Chez lui, l’horizontal et le vertical se confondent, la ligne d’horizon s’efface, le ciel disparaît et il n’y a plus ni lointain ni premier plan. Gardons toutefois à l’esprit que, pour Monet, le choix de l’« abstraction » ne signifie en aucune manière qu’il tourne le dos à la nature, même si la représentation figurative de ces lieux de fragilité mimétique s’estompe pour laisser place à des sensations. Ce qui n’empêche pas Rothko de déclarer : « Dans mon travail on trouve donc la conscience directe d’une humanité essentielle. Monet avait cette qualité et c’est pourquoi je préfère Monet à Cézanne » (in catalogue de l’exposition). Malheureusement, cette affirmation vague, voire énigmatique, n’offre pas une véritable clé de compréhension quant à l’influence plastique de Monet sur Rothko. C’est donc à partir du dialogue entre les œuvres que le conservateur Cyrille Sciama tente de convaincre le spectateur de la pertinence de ce rapprochement. Le résultat est-il probant ? La réponse est « oui et non ». Indiscutablement, les œuvres des deux artistes appellent à la contemplation. Indiscutablement, l’un et l’autre cherchent à immerger le spectateur dans leurs toiles – Rothko dira même: « Je voudrais créer un lieu. » On pourrait parler d’installations picturales, voire d’installations tout court quand on songe à l’Orangerie, ce temple consacré à Monet, et à la chapelle de Huston, peinte entièrement par Rothko. Ce dernier agrandit les formats afin d’atteindre l’échelle monumentale et de réduire la disparité entre la matérialité de l’œuvre et le corps du spectateur. Ainsi, pour trouver un point commun, il aurait fallu des pièces de dimension importante réalisées par Monet – mission sans doute impossible. La preuve en est la salle où se répondent les splendides Sans titre (1957, (voir ill.]) de couleur émeraude réalisées par Rothko, et Nymphéas avec rameaux de saule (1916-1919) de Monet, de grande taille. Ailleurs, la différence du traitement plastique propre à chacun des deux créateurs est frappante. Certes, chez Monet la touche minutieuse de sa jeunesse cède la place à des coups de brosse plus larges, plus couvrants, mais qui laissent encore à la lumière vibrante la possibilité de frayer son chemin et d’animer la surface.

Chez Rothko, les structures d’une géométrie tremblante ne doivent pas leur vibration à cet « éparpillement » impressionniste. Plus que la lumière, c’est une luminosité que l’artiste obtient par l’aspect éthéré de la couleur, même quand il fait appel à des tonalités saturées ou veloutées. Dans sa tentative d’atteindre ce que l’on peut appeler un « absolu » de la peinture, Rothko instaure une dialectique tendue à l’extrême entre la matérialité picturale et la recherche d’une spiritualité. Sans doute, l’artiste n’oublie pas les configurations amorphes et liquéfiées des Nymphéas– on songe même à l’univers aquatique et à l’atmosphère lumineuse et transparente de sa période surréaliste (1945-1946). Comme toute cette génération, Rothko reconnaît une dette envers Monet. Cependant, les quelques décennies qui les séparent donnent lieu chez lui, selon le critique américain Clement Greenberg, à « un genre du tableau qui fait apparemment l’économie de tout commencement, milieu ou fin » (Partisan Review, 1948). Ou, comme le souhaite Barnett Newman, la peinture témoigne ici d’une volonté de repartir à zéro, comme si elle n’avait jamais existé (dans une conversation issue du film documentaire Painters Painting, 1973).

Monet/Rothko,
jusqu’au 3 juillet, Musée des impressionnismes-Giverny, 99, rue Claude-Monet, 27620 Giverny.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°587 du 15 avril 2022, avec le titre suivant : Rothko face à l’« impressionnisme abstrait » de Monet

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