Photographie

Roger Fenton, photographe visionnaire

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 26 octobre 2021 - 2057 mots

Ses photographies sur la guerre de Crimée, résultat d’une commande passée par la reine Victoria, sont passées à la postérité. Son œuvre est toutefois bien plus riche. Retour sur un parcours indissociable d’une figure centrale de la photographie du XIXe au Royaume-Uni.

Le nom de Fenton est associé à la première guerre de Crimée, premier conflit photographié de l’histoire. L’œuvre du photographe britannique ne se limite pourtant pas à ces seules images. Paysages, vues urbaines, portraits, natures mortes ou architecture : Roger Fenton (1819-1869) a excellé dans tous les genres et sa création compte parmi les plus novatrices et les plus marquantes du XIXe siècle. Dès ses débuts en ce domaine, il a été une figure centrale au Royaume-Uni, au même titre que Le Gray ou Nadar en France. Sa carrière, certes, a été brève, guère plus de onze ans, mais accomplie tant sur le plan artistique que sur le plan professionnel.

« Fenton fait partie de la deuxième génération de photographes qui ont cherché à propulser la pratique à un nouveau niveau de maturité, déterminé à démontrer comment le médium pouvait répondre aux progrès de l’ère moderne », rappelle Sarah Greenough dans le catalogue de la monographie de référence organisée en 2004 par le Metropolitan Museum of Art à New York. « Il a été un des premiers et des plus ardents défenseurs de la nécessité d’une société savante pour soutenir les photographes en Angleterre et à l’étranger. Il est à l’origine de la création de la Royal Photographic Society et un des photographes qui a démontré à la reine Victoria et au prince Albert la puissance et le potentiel du nouveau médium », précise la responsable du département de la photographie à la National Gallery of Art de Washington. Ses antécédents familiaux ne sont pas étrangers à ce comportement.

De la peinture à la photographie

Né le 28 mars 1819 à Heywood, au nord de Manchester, Roger Fenton a grandi dans une famille de marchands et de banquiers en prise avec les découvertes scientifiques et inventions technologiques de leur époque. Son grand-père Joseph Fenton est un homme d’affaires avisé et son père, John Fenton, un parlementaire engagé à réformer les lois conservatrices du pays. À 20 ans, le jeune homme se prépare à une carrière d’avocat. Sans que l’on en connaisse les raisons, il décide en 1842 de se rendre à Paris pour étudier la peinture dans l’atelier de Paul Delaroche, célèbre atelier de l’époque où étudient la même année Charles Nègre, Henri Le Secq et Gustave Le Gray. La fortune familiale lui assure une liberté financière, et son mariage quelques mois plus tard avec Grace Elizabeth Maynard l’engage dans une vie de famille qui le soutiendra dans ses différents projets, à commencer par celui de séjourner à nouveau à Paris, pour se confronter aux exigences de l’atelier de Michel-Martin Drolling (1786-1851). Inscrit également comme copiste au Louvre, il s’exerce à la peinture d’histoire avant de revenir à Londres en 1847 et compter parmi les proches de Charles Lucy (1814-1873), autre peintre renommé.

Quand Fenton expose pour la première fois à l’exposition annuelle de la Royal Academy, le 2 mai 1851, il a 32 ans et a pris la mesure de ses limites en tant que peintre. Un an auparavant, il a d’ailleurs repris ses études de droit et obtient son diplôme. Partagé entre une carrière de peintre ou d’homme de loi, il hésite. Quelques semaines plus tard, l’Exposition universelle organisée à Londres lui fait entrevoir une tout autre voie. Les présentations des derniers travaux et procédés photographiques dans les pavillons anglais, américain et français témoignent de l’essor d’un médium dont la découverte récente et l’évolution rapide ouvrent un champ de pratiques et d’usages insoupçonnés. Fenton perçoit les futurs développements artistiques, scientifiques et commerciaux du médium.

Comme Le Gray, formé à la peinture, Fenton trouve dans la photographie un art nouveau. En octobre de la même année, il retourne à Paris pour le rencontrer. D’autres rencontres s’organisent, notamment avec les membres de la Société héliographique tout fraîchement créée. Autant de rencontres qui nourrissent son projet de devenir photographe. « Fenton a trouvé dans Le Gray non seulement un collègue, mais aussi un modèle sur lequel il peut fonder sa propre carrière. Il a également compris qu’un appareil photographique lui permet de dépeindre le monde différemment du peintre », souligne Sarah Greenough.

Inscrire la photographie parmi les arts

À 32 ans, Fenton s’engage passionnément dans la photographie. En février 1852, il réalise ses premières images, concentrées de vues des environs de sa demeure, de portraits de son entourage et d’un autoportrait. En mars de la même année, il rédige un article proposant la création d’une société de photographie. Deux mois ont suffi à poser ce qu’il entend mener de front : sa carrière de photographe et son ambition de soutenir et de rendre visible un art qu’aucune exposition au Royaume-Uni n’a encore montré. En décembre 1852, la Royal Society of Arts de Londres remédie à cette situation en inaugurant la première exposition exclusivement consacrée à la photographie. Fenton y contribue avec quarante-et-un tirages comprenant portraits, vues de Londres et paysages de la campagne anglaise sur papier ciré, procédé privilégié par Le Gray et alors peu développé outre-Manche. Un mois plus tard, le 20 janvier 1853, se déroule la première réunion de la Royal Photographic Society co-créée par Fenton pour « promouvoir l’Art et la Science de la photographie ». Sir Charles Lock Eastlake, peintre d’histoire, président de la Royal Academy et directeur de la National Gallery, en est le président et Fenton le secrétaire honoraire. Tout s’enchaîne ensuite très vite : publications, envoi de tirages à Paris pour une exposition et voyage en Russie au cours de l’été pour photographier à Kiev le pont suspendu commandité par le tsar Nicolas Ier à l’ingénieur britannique Charles Vignoles.

Kiev, Moscou, Saint-Pétersbourg et villages forment le socle d’un travail photographique où prédominent patrimoine architectural et environnement des villes et campagnes traversées. Les portraits demeurent encore à la marge. Dans les expositions organisées à Londres à son retour, Fenton privilégie d’ailleurs les images de sites religieux, de forêts et de paysages. La commande du British Museum de photographier les pièces de la collection d’antiquités marque une nouvelle étape dans sa carrière et une première reconnaissance officielle de son travail. L’achat de photographies par la reine Victoria et le prince Albert propulse sa carrière. Ces derniers, mécènes de la Royal Photographic Society, sont des amateurs passionnés. Leurs acquisitions et commandes de portraits de la famille royale, en particulier de la reine Victoria et de ses enfants, sont régulières et le seront jusqu’à la mort du prince Albert.

La guerre de Crimée

Quand la première guerre de Crimée éclate en 1853, se pose la question de la couverture photographique de ce conflit qui oppose la Russie à une coalition formée par l’Empire ottoman, le Royaume-Uni, la France et le royaume de Sardaigne. Pour le gouvernement comme pour la reine Victoria, soutenir une expédition photographique en Crimée permettrait de disposer de photographies du conflit qui viendraient contrebalancer ce qui s’écrit sur cette guerre. Le nom de Fenton est retenu. « Mission lui est aussi donnée de ramener les portraits des chefs des armées et des vues de principaux sites pour que le peintre Thomas Jones Barker [1815-1882] puisse les utiliser dans un grand tableau panoramique sur la guerre de Crimée », précise Nicole Garnier-Pelle, commissaire de l’exposition Fenton actuellement présentée au Musée Condé, en appui des recherches récentes menées par Sophie Gordon dans les collections de la Royal Collection.

Quand Fenton débarque au printemps 1855 dans le port de Balaklava, aujourd’hui un des quartiers de Sébastopol, il n’a pour modèle que la peinture d’histoire, sa dramaturgie et sa grandiloquence. Travailler sur une zone de guerre induit d’autre part des chambres photographiques lourdes, encombrantes, rendant la prise de vue au plus près des combats impossible. Le tirage des images à mener hors d’un studio se révèle tout aussi compliqué et la couverture du conflit dangereuse pour le photographe, lui-même blessé par les Russes. Aucun mort toutefois dans les 350 négatifs qu’il réalise au cours des trois mois passés sur le terrain. Les mises en scène expriment le dévouement et la fraternité, aucunement les horreurs de la guerre ni l’épidémie de choléra qui décime les armées de part et d’autre. Seul le vide des paysages et des panoramas de la plaine de Balaklava porte la trace de la violence des combats. Valley of the Shadow of Death en deviendra l’image emblématique.

Bien que déjà célèbre, Roger Fenton le devint encore davantage à son retour de Crimée. Si communication et propagande ont gouverné à la prise de vue, le sens du cadrage et de la lumière confèrent à ses images une puissance d’évocation qui séduit. La Crimée a également renforcé son assurance. Publications dans la presse, édition de portfolios et expositions à Londres, mais aussi à Paris, sont un succès. Napoléon III le reçoit dans son palais de Saint-Cloud, en septembre 1855, et acquiert des photos.

Le retour au barreau

Pendant les trois années qui suivent, Fenton voyage dans les différentes régions de son pays. Paysages et architecture dominent la production, natures mortes et mises en scène orientalistes élargissant l’offre. L’entreprise artistique ne se dissocie pas pour le photographe de l’entreprise commerciale, au grand dam des membres de la Royal Photographic Society de plus en plus en désaccord sur ce point. Son adhésion à la toute nouvelle Photographic Association, regroupement de professionnels de la photo, le conduit d’ailleurs à quitter un temps la Royal Photographic Society avant de la réintégrer. Bien que des prix lui soient régulièrement décernés pour son travail, des voix s’élèvent de plus en plus nombreuses pour remettre en cause son leadership et la qualité de ses expositions. La concurrence à la fin des années 1850 est devenue plus vive. Le décès du prince Albert, le 14 décembre 1861, le prive de son côté d’un fidèle et précieux allié. Quelques mois plus tôt, la mort de son fils l’a fragilisé. Quant à la guerre de Sécession (1861-1865) aux États-Unis, elle a un impact sur ses revenus issus des affaires familiales liées aux commerces outre-Atlantique. Autant d’événements qui conduisent Fenton à reprendre son métier d’avocat et à annoncer officiellement, le 15 octobre 1862, son retrait de la profession dans l’éditorial du Photographic Journal. Démission qui s’accompagnera de la vente de son matériel et de ses négatifs dans les mois qui suivront. Une manière radicale de couper court à une passion vécue en partage.

 

1819
Né le 28 mars à Heywood, Lancashire (Grande-Bretagne)
1841
Entame des études de droit
1842
Atelier du peintre Paul Delaroche (Paris)
1844
Atelier de Michel-Martin Drolling (Paris)
1847
Atelier de Charles Lucy (Londres)
1851
En mai, expose pour la première fois ses peintures à la Royal Academy. Frappé par les photographies présentées lors de l’Exposition universelle à Londres, voyage à Paris pour rencontrer Le Gray
1852
Premières photographies. En décembre, participe à la première exposition de photographies organisée au Royaume-Uni
1855
Guerre de Crimée
1862
Se retire de la photographie
1863
Avocat à Londres
1869
Décède le 9 août à Londres

La guerre de Crimée au Musée Condé 

Au château de Chantilly, le Musée Condé détient 50 photographies du reportage en Crimée de Roger Fenton. 45 ont été acquises par souscription entre novembre 1855 et mars 1856 par le duc d’Aumale lors de son exil à Londres. Le reste émane d’un don contenant cinq portraits de chefs des armées françaises et des corps d’armée d’Afrique du Nord, issus d’un album de famille de la reine Marie-Amélie. En 1994, ces tirages ont fait l’objet d’une première exposition au château de Chantilly. Depuis, ces épreuves n’avaient pas été exposées, compte tenu de leur fragilité. Portraits, scènes de camps et vues panoramiques des lignes de combat au sud de Sébastopol se développent à nouveau, rythmés d’extraits du journal de Roger Fenton. Tout au long des quatre salles du Cabinet d’arts graphiques du musée, l’histoire du photographe en Crimée se raconte à la lumière des dernières études menées sur le sujet.

Christine Coste

 

« Aux origines du reportage de guerre. Le photographe anglais Roger Fenton et la guerre de Crimée (1855) »,

du 13 novembre 2021 au 27 février 2022. Château de Chantilly, Cabinet d’arts graphiques, 7, rue du Connétable, Le château, Chantilly (60). De 10 h à 18 h, fermé le mardi. Tarifs : 17 et 13,50 €. Commissaire : Nicole Garnier-Pelle. chateaudechantilly.fr

Nicole Garnier-Pelle, Aux origines du reportage de guerre. Le photographe anglais Roger Fenton (1819-1869) et la guerre de Crimée (1855)
éditions Faton, 96 p., 22 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°748 du 1 novembre 2021, avec le titre suivant : Roger Fenton, photographe visionnaire

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