Rétrospective

Richard Gerstl, peintre maudit

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 14 mars 2017 - 659 mots

Un des grands expressionnistes autrichiens, qui reste méconnu au-delà
des frontières de son pays, est magistralement exposé en Allemagne.

FRANCFORT-SUR-LE-MAIN - Oubliez un moment Schiele et Kokoschka, les représentants glorieux de l’expressionnisme autrichien. La place que tiennent ces deux illustres artistes, leur immense succès grâce aux nombreuses expositions qui leur sont consacrées, occulte les autres créateurs de ce pays.
Dans ce contexte, l’œuvre de Richard Gerstl (1883-1908), exposée à la Schirn Kunsthalle à Francfort, surprend le grand public. Pourtant, il est probablement le premier à avoir rompu avec les principes de ce que l’on dénomme d’une manière vague la « Vienne 1900 ». Son œuvre, ignorée dans les cercles artistiques de la capitale, semble relever d’un anti-Klimt. Dans ses toiles, la cohésion de l’ensemble est compromise par les contrastes entre les couleurs vives travaillées en pleine pâte et les formes qui se désagrègent (Portrait de Mathilde Schönberg, 1907). Comme pour prendre le contre-pied des surfaces décoratives précieuses qui sont l’apanage de Klimt, Gerstl supprime tous les détails superflus et peint des personnages désincarnés, flottant dans une transparence évanescente.

Le parcours pouvait difficilement être chronologique, vu que l’homme est mort à l’âge de 25 ans et qu’on ne lui connaît que 60 tableaux. Il est d’ailleurs remarquable que le musée ait réussi à en réunir pas moins de 53, essentiellement des portraits et des autoportraits. Si les premiers, parmi lesquels figurent les proches de Gerstl – sa cousine, Anne Bäumer (1902) –, sont encore relativement classiques, l’autoportrait de la même année est déjà d’une puissance impressionnante. L’artiste s’y représente le corps demi-nu, debout dans une position frontale, le regard dirigé directement vers le spectateur.

Si cette œuvre, comme celles qui suivront, partage l’écriture brute expressionniste, ne s’y trouvent ni l’érotisme séduisant de Schiele ni le pathos de Kokoschka. Isolés, hiératiques, les personnages sont plus des effigies, figées et fantomatiques, que des êtres de chair. Face à ces visages étrangement vides, c’est l’absence d’expression qui est soulignée et qui frappe, comme dans le double portrait des sœurs Fey (1905). Les deux femmes semblent soudées par leurs robes telle une enveloppe transparente. Leurs visages sont à peine esquissés et leurs regards évitent tout contact avec le spectateur. Ici l’artiste obtient en quelque sorte une forme d’autisme pictural, à l’opposé de la tradition du portrait. Ailleurs, avec le Portrait de la famille Schönberg (1908), les quatre personnages au visage sans trait ou couvert de matière, des fantômes en voie de disparition, forment un contraste étonnant avec la nature verdoyante qui les entoure.

Marginal
Plus encore que Schiele, Gerstl correspond au prototype de l’artiste maudit. Le scandale que provoque sa liaison avec la femme de Schönberg, son suicide très jeune, le peu de succès dont jouit son œuvre de son vivant et la découverte tardive de celle-ci donnent de lui une vision parfaitement romantique. Refusant d’exposer, il se met lui-même à l’écart de tout processus de reconnaissance. Il est possible que Gerstl ait eu conscience très tôt que son œuvre transgressait les critères esthétiques viennois. Sa peinture ne correspond pas au mélange subtilement dosé entre décoratif et expressif qui caractérisait encore une génération lourdement redevable à Klimt.

Les quelques paysages rassemblés à Francfort, sans être idylliques, offrent un passage un peu moins tendu. Néanmoins, souvent réalisés à partir des débordements d’une matière épaisse et accidentée et des empâtements brossés par de violents coups de pinceau, ils livrent une sensibilité tactile brutale.

Mais ce sont les autoportraits, dont trois prodigieux dessins, qui semblent condenser toute la tension psychologique de celui qui, et ce n’est probablement pas un hasard, s’intéressait très tôt aux ouvrages de Freud. Dans sa dernière œuvre, Autoportrait riant (1908), l’artiste se représente, bouche grande ouverte, sur un fond indéfini et abstrait, traversé de touches fuyantes. L’expression semble forcée, comme s’il simulait le rire de façon mécanique, en tirant sur ses traits ou en endossant un masque. Gerstl rit, mais rit jaune.

RICHARD GERSTL

Commissaire : Ingrid Pfeiffer,conservatrice à la Schirn
Nombre d’œuvres : 53

Richard Gerstl, Rétrospective

Jusqu’au 14 mai, Schirn Kunsthalle, Römeberg, Francfort, tél. 49 69 29 98 820, tlj sauf lundi 10h-19h, mercredi et jeudi jusqu’à 22h, entrée 12 €. Catalogue, coéd. Schirn Kunsthalle/Snoeck, Gand, 192 p, 32 €.

Légende photo
Richard Gerstl, La Famille Schönberg, fin juillet 1908, huile sur toile, 88,8 x 109,7 cm, Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig, Vienne. © Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°475 du 17 mars 2017, avec le titre suivant : Richard Gerstl, peintre maudit

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