Paris

Raymond Hains récupère Cartier

Le nouveau réalisme au travers de palissades de verre

Par Pierre Leguillon · Le Journal des Arts

Le 1 décembre 1994 - 595 mots

Raymond Hains fait entrer ses "sculptures de trottoir" à la Fondation Cartier, où il attrape tout ce qui passe pour alimenter ses calembours visuels ou textuels, et en tout premier lieu, l’incontournable architecture de la Fondation. Du Nouvel-Hains, pur jus.

PARIS - Raymond Hains tire le meilleur parti possible de l’impraticable boîte de verre du boulevard Raspail, la prenant, comme le reste des choses, "au pied de la lettre pour mieux retomber sur les siens". C’est-à-dire que son exposition semble réellement conçue pour un hall d’entreprise, vitrine qui vend tout autant son œuvre que le personnage Hains lui-même, – avec, par exemple, une vidéo de Pierrick Sorin digne des meilleurs reportages de télévision régionale. Le rez-de-chaussée est imaginé comme un office de tourisme high-tech, gigantesque syndicat d’initiative laissé au spectateur, invitation permanente à rebondir avec lui sur tous les accidents qu’offrent le monde environnant.

À partir des trois Cartier (Jacques Cartier, découvreur du Canada ; son homonyme, l’un des fondateurs de la maison Cartier ; et le photographe Henri Cartier-Bresson), calembours et contrepets fusent de toute part. En grand manipulateur, Hains pratique après Duchamp le ready-made aidé. Il convoque ses amis dans la vie ou dans l’histoire, au point qu’il s’agit presque d’une exposition collective. La page des crédits photographiques, publiée à la fin du très beau livre qui accompagne l’exposition, digne d’une encyclopédie, peut d’ailleurs faire œuvre en soi.

Du liquidambar au logo Shell
Hains court-circuite les hasards du langage et fait coïncider les images, dans une logique de déconstruction et de reconstruction (une forme d’art en chantier) déjà présente dans des travaux plus anciens, comme dans Pénélope, film abstrait utilisant le verre cannelé, réalisé avec Villéglé au début des années cinquante. Logique redoublée dans l’espace, puisque Raymond Hains calque les jeux de Nouvel sur intérieur et extérieur, avec de grands panneaux publicitaires dehors comme dedans, et des brise-lames provenant de la plage de Saint-Malo (sur laquelle il a joué enfant, après Chateaubriand), rangée de troncs qui se mêlent à ceux du parc. Nouvel intègre à son bâtiment le cèdre planté par Chateaubriand ; Hains y fait entrer un spécimen de liquidambar. Avec cet arbre des Amériques, il rend un triple hommage, à Jacques Cartier, à Atala et René, et à un poème d’Isidore Isou.

L’œil a vite fait de glisser du liquidambar au logo Shell (Raymond Lœwy !), en vis-à-vis de celui de Cartier, déformé à travers le verre cannelé, et qui part en déconfiture. L’armoire "designée" par Jean Nouvel pour les bureaux de la société se transforme en châsse pour Saint-Jacques-de-Compostelle : le recyclage est à son comble. Sous les pavés, on reste à la plage, et à l’étage inférieur, les allusions au Général de Gaulle vont bon train : par voie d’affiches lacérées d’une part, et parce qu’il rédigea l’Appel du 18 juin 1940 à Londres dans le bureau de Jacques Cartier, l’un des fondateurs de la maison.
 
L’art de Raymond Hains s’appuie sur la détente, sur un état de vacance et de vagabondage permanents. Il est plutôt rassurant que la Fondation Cartier ait fait le choix de cette œuvre dans L’esprit du collectionneur qui l’anime, puisqu’Hains pratique davantage un art d’attitude qu’un art de l’objet, un art plus déformant que formaliste. Et au final, ce n’est pas celui qu’on croyait qui se laisse récupérer par l’autre.

"Les 3 Cartier", jusqu’au 19 février 1995, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261, bld Raspail, 75014 Paris, tél. 42 18 56 51.

Catalogue 160 p., couleur, conçu et préfacé par Hervé Chandès, textes de A. S. Weiss, N. Bourriaud, H. Kelmachter, 190 francs.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°9 du 1 décembre 1994, avec le titre suivant : Raymond Hains récupère Cartier

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