Raconte-moi des histoires

Au Castello di Rivoli, à Turin, la fiction s’accroche aux formes

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 21 décembre 2001 - 751 mots

En partant du postulat que réalité et fiction sont intimement mêlées dans la société contemporaine, le galeriste et critique Jeffrey Deitch tente, neuf ans après « Post-human’s », une nouvelle lecture de l’art de ces dernières années. Mais, globalement et malgré un propos convaincant, « Form follows fiction » peine à s’imposer par la tonalité fin de siècle des œuvres qui sont présentées au Castello di Rivoli.

TURIN - Avec “Form follows fiction” (la forme suit la fiction), le galeriste et critique américain Jeffrey Deitch aura certainement droit à son quart d’heure de gloire supplémentaire. Par son sujet et son propos, la manifestation inaugurée par le Castello di Rivoli à la fin du mois d’octobre tient en effet lieu de première exposition “post-11 septembre”. Comble de l’actualité, le catalogue s’offre même une double page couleur sur l’attentat des Twin Towers ! Si l’acte n’est pas sans cynisme, le taxer d’opportunisme serait trop rapide. Le propos initial de l’exposition est en effet largement en phase avec cet événement. “Avec l’accentuation de la confusion entre les faits et la fiction, entre la vie contemporaine et la création contemporaine, la vie s’est rapprochée de l’art et l’art de la vie”, postule le commissaire dans le catalogue. L’actualité de ces cinq dernières années n’a pas manqué de lui fournir nombres d’exemples. Sa réflexion se nourrit du procès d’O. J. Simpson, de l’univers mutant mais pourtant si réel de Michael Jackson, des carnages orchestrés par des lycéens fans de jeux vidéo, des sectes extra-terrestres suicidaires, ou encore des profits boursiers des jeunes pirates de l’informatique. Autant de faits divers qui font douter du partage entre réel et fiction, entre action, diffusion, retranscription et interprétation.

The Third Memory de Pierre Huyghe trouve là un cadre propice. L’histoire de John Wojtowicz, auteur d’un braquage qui visait à financer le changement de sexe de son amant, le traitement en temps réel du hold-up en direct en 1972, son remake trois ans plus tard par Sidney Lumet (Un après-midi de chien), et aujourd’hui la reconstitution clinique par l’artiste, avec le concours du principal intéressé, résument les allers-retours entre réalité et fiction. Ce n’est qu’en troisième mi-temps que Wojtowicz, dans une sphère habituellement éloignée des médias (le musée), est invité à donner son avis. Malheureusement, au sein de la vingtaine d’artistes que compte l’exposition, l’œuvre du Français est l’une des rares à embrasser la réalité. Qui croit encore aux “japoniaiseries” luxueuses et vides de Mariko Mori, aux personnages de manga grandeur nature de Takashi Murakami et aux tableaux désespérément fashion de Vanessa Beecroft ?

Dans ce panorama qui entend mener une lecture dans l’art de ces cinq dernières années, la peinture est paradoxalement majoritaire. Empêtrée dans une ambiance de fin de millénaire, Margherita Manzelli se noie dans des références symbolistes, largement plus inspirées un siècle auparavant. Là, comme dans les peintures de Kurt Kauper, ou dans les dessins photographiés d’Amy Adler, l’“inquiétante étrangeté” si désirée se résume souvent à sa caricature. Aussi sophistiquées soient-elles, les mises en scène photographiques de Gregory Crewdson échappent à ces dérives maniéristes pour révéler les mystères de la banlieue américaine. Commune et pavillonnaire, l’architecture est largement propice à ces interstices de fictions dans le réel. Elle est tout aussi favorable à la dérive dans les “projets” effacés de Toba Khedoori. Peintes à l’huile et à l’encaustique, ses constructions sans fins ni débuts, buildings sans reliefs ou tunnels sans montagnes, semblent émerger d’un songe. “‘La forme suit la fonction’, était la maxime du modernisme. Le courant majeur de l’art et de l’architecture moderne était généralement basé sur la réalité matérielle. L’architecture reflétait la fonction, et l’art révélait les matériaux qui le composaient. Alors que notre réalité est devenue plus stratifiée et moins concrète, l’art s’est déplacé dans le règne de la ‘La forme suit la fiction’”, explique avec enthousiasme Jeffrey Deitch – oubliant au passage de citer la paternité d’un slogan forgé à la fin des années 1970 par l’architecte Bernard Tschumi. Mais à la vue des œuvres exposées, le slogan aurait gagné à être inversé. Les œuvres les plus pertinentes sont justement celles où la fiction émerge de la forme. C’est le cas du rideau d’Olafur Eliasson (Your strange certainly still kept) qui, au-delà de son effet visuel, fait basculer le spectateur dans une nouvelle temporalité, proche de celle du numérique avec ces ralentissements et accélérations.

- FORM FOLLOWS FICTION, jusqu’au 27 janvier, et aussi ANNA GASKELL, jusqu’au 13 janvier, Castello di Rivoli, Piazza Mafalda di Savoia, Rivoli (Turin), tél. 39 011 956 5213, www.castellodirivoli.org, catalogue.

Turin en lumières, en attendant la Biennale

Pour la quatrième année consécutive, la ville de Turin s’est parée d’interventions lumineuses conçues par dix-huit artistes, une collection d’un genre spécial qui s’étoffe chaque hiver. Ainsi, Joseph Kosuth a été invité à intervenir sur le pont Victor-Emmanuel-I pour une œuvre qui a pris la forme de deux citations de Nietzsche et de Calvino. On retrouve aussi un tapis volant de Daniel Buren installé piazzetta Mollino, les astres de Giulio Paolini place Palazzo di Città ou encore les Petits esprits bleus de Rebecca Horn au-dessus de l’église Santa Maria del Monte dei Capuccini. Si ces festivités s’arrêtent le 13 janvier, elles reprendront de plus belle du 19 avril au 19 mai pour la seconde Biennale de Turin (“Big�?, www.bigtorino.net). Placée sous le commissariat de Michelangelo Pistoletto, la manifestation intitulée “Big social game�? réunira dans toute la ville plus de 150 projets de jeunes artistes dans des domaines variés (arts visuels, musique, design, gastronomie). Quant au pays invité, il n’est autre que la terre entière puisqu’il s’agit d’Internet. Enfin, d’ici 2004, la Biennale entend changer de forme en inaugurant un lieu de production pour les artistes.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°139 du 21 décembre 2001, avec le titre suivant : Raconte-moi des histoires

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