Qu’on lui coupe la tête !

Réhabilitation

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 16 mars 2010 - 790 mots

Gros plan sur « L’Exécution de Lady Jane Grey » de Paul Delaroche, l’un des tableaux les plus populaires de la National Gallery of Art de Londres.

LONDRES - C’est aux historiens de l’art, aux conservateurs voire aux galeristes investis d’une mission que l’on doit habituellement la réhabilitation d’un artiste « injustement » passé à la trappe. « Painting History » (« Histoire de peinture »), présentée à la National Gallery of Art de Londres, nous raconte un tout autre destin ; celui de L’Exécution de Lady Jane Grey (1833) de Paul Delaroche (1797-1856), tableau dédaigné par la conservation du musée britannique et réhabilité par le grand public au cours des trente dernières années.

Dans la lignée des expositions-dossiers – et moins coûteuses – que le directeur de l’établissement, Nicholas Penny, souhaite développer (lire le JdA no 279, 11 avril 2008, p. 4), cette analyse historique et stylistique d’un tableau phare des collections se lit à la manière d’une enquête spéciale qui se révèle passionnant.

Histoires de martyrs
Rappelons les mots de l’un des conservateurs de la National Gallery, Cecil Gould, quelques années après la redécouverte en 1973 du tableau que l’on avait cru défiguré par une inondation à la Tate Gallery en 1928 : Paul Delaroche est, à l’époque, « considéré, lorsque le XXe siècle daigne penser à lui, comme une sorte de charlatan qui mérite l’obscurité dans laquelle il est tombé ». Gould poursuit en s’interrogeant sur les raisons du succès obtenu par le peintre de son vivant.

Si l’on considère les tentures noires suspendues au début et à la fin du parcours, la théâtralité de ses tableaux y serait pour quelque chose. Adepte de la vogue « troubadour » du tournant du XIXe siècle, l’artiste a trouvé dans l’histoire et la littérature anglaise (Scott, Shakespeare, Byron…) un terrain idéal pour faire écho à l’histoire contemporaine française et ses bouleversements politiques. Rangé du côté des monarchistes et de la chrétienté, Delaroche se complaît dans les histoires de martyrs et il enrichit volontiers ses compositions d’une dimension christique – présentée dans une salle distincte à l’étage car faisant l’objet d’une restauration, Charles Ier insulté par les soldats de Cromwell est une version à peine camouflée du Christ moqué par les soldats.

Delaroche a rendu la peinture d’histoire haletante, il lui a insufflé une dramaturgie efficace, quitte à user de grosses ficelles pour passionner les foules. Une formule qui fonctionne encore aujourd’hui mais qui n’était pas du goût de tous – ainsi, pour son rival Ingres, le Salon devait tirer les artistes et le public vers le haut.

À titre d’exemple, comparons la décapitation imminente de Lady Jane Grey au suicide forcé de Socrate par Jacques-Louis David (La Mort de Socrate, 1787), deux scènes théâtrales si l’en est. Alors que David met en avant la force morale du philosophe prêt à boire la cigüe, Delaroche joue sur les détails. Il titille l’émotivité du spectateur avec les mains de Jane qui cherchent le billot, ou sa robe blanche et son teint pâle suggérant son innocence (en réalité, elle portait une robe noire)… Faut-il considérer Delaroche comme un précurseur des metteurs en scène hollywoodiens qui redoublent d’effets faciles pour séduire le public ? Sans aucun doute.

Prenons le superbe Lord Strafford allant au supplice (1835) : trahi par Charles Ier, le proche conseiller du roi s’agenouille avec humilité pour obtenir la bénédiction de l’archevêque Laud dont on aperçoit les mains tendues à travers les barreaux de son cachot. Le tableau ne recueille pourtant pas le succès populaire escompté au Salon, où Delaroche exposera pour la dernière fois. Serait-ce parce que l’humilité et la résignation, bien que sentiments nobles, sont moins parlants que l’injustice et la trahison ?

L’exposition met enfin en évidence son talent dans la mise en scène d’une tension, voire du suspense – on a beau connaître le sort malheureux des deux jeunes princes emprisonnés dans la Tour de Londres (Les Enfants d’Édouard, 1830), Delaroche est ici le précurseur d’Hitchcock. Avec la finesse de sa touche et l’originalité de ses compositions, son influence sur les jeunes générations est incontestable. Parmi ses élèves, Jean-Paul Laurens et Jean-Léon Gérôme ont parfaitement assimilé la notion de temporalité, cette troisième dimension ajoutée au tableau.

Dans Le 7 décembre, 1815, neuf heures du matin (ou l’Exécution du maréchal Ney) de Gérôme, le corps gisant du maréchal est situé au premier plan, devant les troupes républicaines qui s’éloignent ; le visiteur imagine aisément la scène d’exécution qui a pu se dérouler quelques minutes auparavant. Paul, Jean-Paul, Jean-Léon et les autres, ou l’avant-garde cinématographique.

PAINTING HISTORY
Commissaires : Linda Whiteley, chercheuse en histoire de l’art à l’université d’Oxford ; Stephen Bann, professeur émérite en histoire de l’art à l’université de Bristol.
Œuvres : 87 tableaux et œuvres graphiques

PAINTING HISTORY. DELAROCHE AND LADY JANE GREY, jusqu’au 23 mai, National Gallery of Art, Trafalgar Square, Londres, tél. 44 207 747 2885,www.nationalgallery.org.uk, tlj 10h-18h, 10h-21h le vendredi. Catalogue, 168 p., env. 23 euros, ISBN 978-185709-479-4.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°321 du 19 mars 2010, avec le titre suivant : Qu’on lui coupe la tête !

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