Quand Venise et ses artistes regardaient vers le Nord

Le Palazzo Grassi propose une histoire des échanges artistiques entre les Vénitiens et les Nordiques à la Renaissance

Le Journal des Arts

Le 10 septembre 1999 - 916 mots

À l’occasion de l’exposition « La Renaissance à Venise et la peinture du Nord, à l’époque de Bellini, Dürer, Titien », l’énigmatique tableau de Vittore Carpaccio du Musée Correr, à Venise, connu comme Deux dames sur la terrasse, et son autre moitié, la Scène de chasse dans la lagune, entrée au Musée Getty en 1954, après des années d’une mystérieuse absence, seront enfin réunis. Une telle œuvre se veut symbolique des liens unissant à la Renaissance les artistes de la Sérénissime à leurs homologues du Nord. Une réunion de grands maîtres, Cranach, Holbein, Bruegel, Petrus Christus pour les Nordiques, Antonello da Messina, Lotto, Mantegna, Tintoret pour les Italiens, permet d’approfondir une comparaison qui, si elle n’est pas inédite, avait rarement été envisagée avec une telle ampleur. Débutant par l’emblématique triptyque de 1446 signé Antonio Vivarini et Giovanni d’Alemagna, précurseur d’un rapport créatif partagé et réciproque, le parcours chronologique mène le visiteur jusqu’aux perfections d’un Dürer ou d’un Titien. Giovanna Nepi Scirè, l’une des commissaires de l’exposition et directrice des Galeries de l’Académie, présente la manifestation.

C’est le troisième rendez-vous du Palazzo Grassi avec la Renaissance.
En effet, l’exposition fait suite de façon idéale à celle consacrée à Léonard de Vinci, qui mettait en évidence les rapports entre les Renaissances en Vénétie et en Toscane. Dans celle-ci, sont soulignés les liens entre Venise et l’Europe du Nord, notamment avec la Flandre et l’Allemagne.

On a longtemps soutenu que les Flamands avait inventé la peinture à l’huile.
Rejetons tout de suite cette légende très ancrée, selon laquelle les Flamands auraient inventé la peinture à l’huile. C’est faux ; c’était une technique ancienne empruntée aux Romains. Cennino Cennini, originaire de Padoue, la connaissait déjà et l’a décrite à la fin du XIVe siècle dans son Libro d’arte. En revanche, il est vrai que, grâce à certains moyens techniques (l’utilisation de supports bien secs, une préparation moins absorbante donnant des effets plus lumineux et une correspondance parfaite entre les liants et les pigments), les Flamands ont acquis une perfection technique inégalable.

Et l’apport des Allemands ?
Ils ont surtout contribué à la diffusion des techniques d’impression. Et, grâce aux gravures, les thèmes et les motifs iconographiques circulent, repris par les artistes vénitiens et vice versa. Il existe à cette époque une demande importante pour des estampes d’après des œuvres vénitiennes. Il ne s’agit naturellement pas d’une imitation exacte, ni d’une correspondance précise des détails. Par exemple, les deux petits anges reproduits dans la xylographie de la sorcière de Dürer et placés par Titien en haut du retable Pesaro constituent une délicieuse transformation du thème.

Peut-on établir la supériorité d’une aire culturelle sur une autre ?
Non, la contribution des différentes régions est comparable, surtout au début du XVIe siècle, marqué par un intense mouvement d’idées, d’œuvres et d’artistes, même s’il reste encore beaucoup à élucider sur leurs voyages. De Dürer, nous savons qu’il a fait deux voyages à Venise, mais seul le deuxième, entre 1505 et 1507, est bien documenté. Quant à Bosch, ce sont ses œuvres qui ont voyagé – ainsi, le triptyque du palais des Doges appartenait déjà à la collection du cardinal Grimani. En ce qui concerne Titien, si ses gravures ont circulé, lui-même s’est rendu à Augsbourg, à la cour de Charles Quint.

D’un point de vue historique, les rapprochements et les différentes contributions ont déjà été éclaircis par les spécialistes.
De ce point de vue en effet, il n’y a pas de nouveautés, mais ce rapprochement est fait pour la première fois, mettant côte à côte, une série de chefs-d’œuvre comme le Saint Jérôme d’Antonello da Messina ou le Philippe II de Titien. Cette exposition est certainement la plus importante organisée  sur la Renaissance au cours des dernières années.

Quels sont les parallèles les plus significatifs ?
Celui établi entre Dürer et Giovanni Bellini, mis en évidence par exemple par la pala de Rosencranzt de Dürer pour l’église San Bartolomeo à Venise, exposée avec le petit tableau de dévotion peint par Bellini pour le doge Agostino Barbarigo.

Qu’en est-il des peintres italiens?
Antonello da Messina et Giovanni Bellini sont confrontés. L’ancienne chronologie datait tous les panneaux de Bellini d’une époque postérieure à celle d’Antonello da Messina. En fait, leurs œuvres s’entrecroisent et s’influencent mutuellement. Nous pouvons donc maintenant parler d’échanges sur un pied d’égalité.

Malgré la réciprocité des rapports, à Venise, les peintres du Nord étaient souvent considérés comme des “étrangers”.
À Venise, comme probablement dans les autres villes, des mesures protectionnistes protégeaient les artistes locaux. Les inquiétudes de Dürer sont célèbres : il allait jusqu’à redouter la possibilité d’être empoisonné et se lamentait de la méfiance des artistes vénitiens, exception faite du vieux Bellini avec lequel il entretenait un rapport fondé sur une estime réciproque.

Deux maîtres sont peu représentés : Mantegna, avec un petit nombre d’œuvres, et Giorgione, absent de l’exposition.
Mantegna est peu représenté en raison de la difficulté à obtenir des prêts, puisqu’une grande exposition vient de lui être consacrée à Londres. Naturellement, cet artiste est fondamental. Ses gravures ont précédé et influencé celles de Dürer, même si ce dernier a porté cette technique à un degré de perfection absolue, avec un souci du détail sans doute appris de son père orfèvre.

Et Giorgione ?
Il sera au prochain rendez-vous du Palazzo Grassi avec la Renaissance, certainement en 2001.

La renaissance à venise et la peinture du nord à l’époque de Bellini, Dürer, Titien

Jusqu’au 9 janvier, Palazzo Grassi, 3231 San Samuele, Venise, tél. 39 o41 523 5133, tlj 11h-19h (fermé 24, 25 et 31 décembre et 1er janvier).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°88 du 10 septembre 1999, avec le titre suivant : Quand Venise et ses artistes regardaient vers le Nord

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