Pourquoi les artistes cessent-t-ils de plaire ?

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 18 octobre 2016 - 1844 mots

PARIS

Admiré au lendemain de la guerre, Buffet est ensuite rejeté pendant une quarantaine d’années. Qu’est-ce qui fait qu’un artiste est adoré un jour et, le lendemain, conspué par la critique ? L’âge de l’artiste influe-t-il sur la qualité de son travail ? Éléments de réponse avec Buffet, mais aussi Picasso, De Kooning…

Le 4 octobre 1999, Annabel découvre le corps inerte de son mari Bernard Buffet. Sa tête disparaît dans le plastique d’un sac griffé de sa signature stylisée. « Personne ne saura jamais qui je suis », avait-il soupiré tristement quelque temps auparavant. Conservateurs de musée et critiques d’art ne regardent plus ses tableaux depuis une quarantaine d’années. Lui ne vit que pour peindre. « Détrompez- vous quand vous pensez que je suis connu. Mon nom peut-être. Mais les gens ne connaissent pas vraiment ce que je fais. Je suis le peintre le plus méconnu de mon époque… », a-t-il confié. Quand il a senti que la maladie de Parkinson dont il souffrait l’empêcherait bientôt de peindre, il a choisi de disparaître asphyxié sous ce nom. Après sa mort seulement, les institutions se mettent peu à peu à l’exposer. Aujourd’hui, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris et le Musée de Montmartre mettent ainsi sur le devant de la scène celui que ses contemporains et ses compatriotes ne regardaient plus. Or, de Rembrandt à Picasso, nombreux sont les artistes qui, comme lui, ont dû créer, à une période de leur vie, malgré l’hostilité de ceux qui jadis les portaient aux nues. D’où vient la rupture ? Déclinent-ils réellement ? Ou est-ce notre regard qui, à un moment donné, ne parvient plus à les suivre dans leur élan ou leur ascèse ?

L’important, c’est de durer
Le cas de l’ostracisme de Bernard Buffet continue d’intriguer les spécialistes du peintre. Les causes réelles de cette mise en quarantaine semblent extérieures à la peinture et au style de Buffet. Le reportage de Paris Match explique certes en partie le désamour de l’intelligentsia française. Mais on pointe aussi les choix esthétiques d’André Malraux. L’auteur de La Condition humaine devient en effet ministre d’État chargé des Affaires culturelles en 1959. Il décide de soutenir la peinture abstraite, aux dépens de la figuration. « Malraux détestait l’art de Buffet, qu’il jugeait agressif, misérabiliste », explique Yann Le Pichon, commissaire de l’exposition « Bernard Buffet intimement » au Musée de Montmartre et auteur de la monographie de l’artiste.

Le peintre dont la radicalité avait enflammé le public après la guerre apparaît soudain d’arrière-garde et suranné. À l’heure du pop art et de l’art conceptuel, « il défendait la peinture d’histoire, le savoir-faire », souligne Dominique Gagneux, la commissaire de sa rétrospective au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Et Picasso n’aurait-il pas profité des difficultés de ce jeune rival pour user de son aura et l’écarter définitivement du milieu de l’art ? Car cette jeune météorite n’avait pas peur de se mesurer au maître. Picasso peint des Minotaures ? Lui représente une femme nue cible du désir des oiseaux. Et Jean Cocteau, qui avait invité Picasso à réaliser le rideau de scène du ballet Parade en 1915, demande en 1957 au jeune prodige Buffet d’illustrer son texte La Voix humaine… « Picasso a en fait une véritable crise de jalousie », rapporte l’historien de l’art Yann Le Pichon.

Bientôt, les critiques attaquent sa peinture. On lui reproche d’être devenu un « faiseur », lui qui exécute une centaine de toiles, estampes ou dessins par an. Un danger qui, de fait, guette chaque créateur. Si « tout le monde peut avoir du talent à vingt-cinq ans, l’important c’est d’en avoir à cinquante », remarquait déjà Edgar Degas. Peut-être avec raison. « Il arrive en effet qu’avec l’avancée en âge ou une vie plus équilibrée, la source créatrice se tarisse, et que seule demeure l’habileté acquise – en particulier chez les peintres expressionnistes », constate le psychanalyste Thierry Delcourt, auteur de Créer pour vivre [L’Âge d’Homme].

Ainsi, Maurice de Vlaminck, après sa période fauve des années 1905 à 1908, compose des toiles plus ternes ; la violence de sa peinture, et ce qu’on tient pour son génie, a disparu. De même, on accusera Maurice Utrillo – peintre chéri de Bernard Buffet – d’avoir peu à peu perdu la force expressive de sa jeunesse. En 1914, le peintre de Montmartre est placé en hôpital psychiatrique. « Avec son internement à Villejuif, se termina la “période blanche”, dense, nourrie, subtile, somptueuse », regrette Jean-Paul Crespelle dans son Utrillo, la bohème et l’ivresse à Montmartre [Presses de la Cité]. Son dessin devient plus soigné, ses couleurs plus vives et banales. Il semble désormais se répéter, appliquer des recettes. « Même si les artistes ont souvent besoin de répéter pour aller au plus haut, au plus profond de ce qu’ils ont besoin de dire », nuance Thierry Delcourt.

Les « gribouillages incohérents » de Picasso
Le paradoxe ? Ce qu’on reproche aussi à certains artistes décriés dans leurs périodes tardives, c’est parfois de s’engager dans une voie radicalement autre – expression précisément de leur frénésie créatrice. Ainsi, Bernard Buffet, à partir de la fin des années 1950, ne fait plus ce qu’on attend de lui. De fait, il ne cesse tout au long de sa vie de renouveler ses sources d’inspiration, passant du cirque aux horreurs de la guerre, des natures mortes aux paysages, des passions du Christ aux autoportraits. « À partir de 1958, son œuvre devient une symphonie de couleur… Mais comment a-t-on pu imaginer qu’un artiste de son envergure allait passer sa vie à engrisailler ses toiles ? », remarque le critique d’art Henry Périer, commissaire en 2015 de l’exposition « Bernard Buffet post 1958 : une symphonie de couleur en plus » au Musée du Touquet.

De même, Picasso, peu après sa rencontre avec Jacqueline en 1953, se trouve attaqué. Une fois de plus. Déjà, on l’avait accusé après la Première Guerre mondiale de délaisser le cubisme pour revenir au dessin ingresque. « L’œil fait un effort pour accepter une révolution picturale ; il est parfois difficile d’accepter un art qui semble à première vue moins radical », commente Yann Le Pichon. Dans sa dernière période, certains iront jusqu’à voir dans son œuvre d’alors « des gribouillages incohérents exécutés par un vieillard frénétique dans l’antichambre de la mort ».

Des gribouillages incohérents ? À voir. À la Fondation Gianadda en Suisse, l’exposition « Picasso, l’œuvre ultime » s’applique actuellement à changer notre regard sur cette « dernière période ». « Il faut vraiment tout ignorer du Picasso de ces années-là pour imaginer que l’érotisme de son grand âge est fait de sénilité […]. Il se prouvait qu’il savait graver des filles encore plus folles de leur corps que toutes celles qu’il avait figurées », décrivait l’historien de l’art Pierre Daix dans son Picasso [Tallandier]. Ce qui intéresse alors Picasso, dans l’urgence du temps, c’est le processus créateur. « J’ai de moins en moins de temps, et de plus en plus à dire. J’en suis arrivé au moment, voyez-vous, où le mouvement de ma pensée m’intéresse plus que ma pensée elle-même », explique-t-il en 1965. Parallèlement, l’artiste expérimente alors de nouvelles techniques, se frotte à la sculpture comme à la céramique. « Il s’agit au contraire d’une période de très grande créativité de l’artiste, où il explore de nouveaux matériaux, cherche de nouvelles formes, dialogue avec les grands maîtres de l’histoire de l’art », commente Jean-Louis Prat, commissaire de l’exposition.

Les œuvres ultimes
Car le vieillissement du corps ne rime pas toujours avec celui de la créativité. L’approche de la mort, au contraire, peut faire naître un chant du cygne. À l’âge de 80 ans, Claude Monet, dont la vue se dégrade, se lance dans l’exécution des monumentaux panneaux des Nymphéas, promis à Georges Clemenceau en 1918. L’œuvre ouvrira la voie à l’abstraction. Clemenceau est admiratif. Mais rien n’y fait : le génie des Nymphéas ne sera reconnu par le public qu’après la Seconde Guerre mondiale.

Autre exemple, celui de Willem De Kooning. Atteint de la maladie d’Alzheimer, il reprend le pinceau en 1981, à 77 ans, après avoir arrêté de créer de longs mois. Ses œuvres, écrit-on, « ne méritent plus le nom de peinture ». Le peintre a changé de technique : il applique les couleurs à même le tube, utilise une couleur de plus en plus fluide et liquide. Ce qu’il y a de commun entre les Women qui l’avaient rendu célèbre dans les années 1950 et les Abstract Landscapes des années 1977 et plus encore ses dernières toiles ? « Ce qui est repris dans les œuvres tardives, c’est la préoccupation de l’espace, qui a toujours tourmenté De Kooning », analyse la psychiatre et psychanalyste Simone Korffe-Sausse, auteure d’un article sur la créativité des peintres vieillissants. L’artiste le déclarait en 1949 : « On est pour toujours complètement perdu dans l’espace. On peut nager, voler, flotter en lui et aujourd’hui, le mieux, ou le plus à la mode, semble d’y trembler. L’idée d’y être intégré est une pensée désespérée. » Les dernières œuvres du peintre ne sont plus qu’espace. Enfin.

Ainsi, les dernières œuvres d’un artiste, si elles suscitent parfois une extrême réserve, voire une sévère critique de la part du public et du monde de l’art, ont parfois besoin de temps pour être regardées et correctement appréciées. En 1989, Jean-Louis Prat montait ainsi à la Fondation Maeght, dont il était le directeur, une grande exposition intitulée « L’œuvre ultime », de Cézanne à Dubuffet. « Il arrive parfois que le regardeur vieillisse plus vite que l’artiste et soit incapable de percevoir les qualités révolutionnaires des toiles de ce dernier », commente-t-il. « Or, c’est souvent dans la maturité que la force et la portée d’une œuvre se révèlent », insiste-t-il. C’est ainsi qu’on réévalue aujourd’hui l’œuvre de Rembrandt : en 2015, à Amsterdam, le Rijksmuseum consacrait une exposition aux dernières années de l’artiste, pointant la plénitude et la force expressive de ses peintures tardives que ses contemporains considéraient comme inachevées et exécutées à la hâte.

Ainsi, Bernard Buffet, après avoir frappé après guerre ses contemporains par la violence de ses peintures reflétant les sacrifices et les douleurs de toute une génération, se retrouve soudain en porte-à-faux avec les critiques d’art. « Pourtant, ce peintre qui fut l’artiste français préféré d’Andy Warhol fait réagir puissamment les jeunes, et attire des foules en Asie », observe Nicolas Buffet, fils de l’artiste. On imagine Buffet ringard. « Ses voitures colorées des années 1990, très pop art, dialoguent avec les codes de la BD et de la publicité. Ses singes ont des accents de Bad painting… Et la composition de ses toiles, qui jouent sur la planéité, la géométrie, se révèle aujourd’hui très contemporaine », souligne Dominique Gagneux. À l’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, une série de trois toiles apparaît aujourd’hui particulièrement frappante. Son titre : Les Trois Rigolos, trois terroristes armes au poing qui nous menacent. Les couleurs sont violentes, le graphisme stylisé, la ligne martyrisée. Nous voici en état de choc.  

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°695 du 1 novembre 2016, avec le titre suivant : Pourquoi les artistes cessent-t-ils de plaire ?

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